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LE ROMAN
cela- Ou plutôt si : la féerie, s’il en existe une dans ce livre, réside dans
l'apparition d'un roman qui est la poésie même sans jamais être le
poème en prose. La poésie n’est pas chez Cocteau une sorte de statique
du lyrisme mais une cinématique, une manière d’être, de marcher,
d'aller, une façon de se manifester en se déplaçant. Ainsi elle est insai
sissable et toujours présente et indispensable — Ce n'est pas la hau
teur de la voix, ni son amplitude; c’est son timbre. Les premières
peuvent varier, se transformer; celui-ci demeure inaltérable : peu
importe la nature du discours ou de l’émotion qui le dicte ou de la forme
(vers ou prose) qu'il emprunte. Voilà la vérité de la poésie. Allons
maintenant au fond du livre.
C'est une étude amère, retenue, hautaine de l'aventure éternelle de
l'homme et de la femme. Toute œuvre est inutile qui ne traduit pas un
tempérament original ou puissant. Ici on voit apparaître en pleine
lumière, sans trucs ni ficelles, un grand écrivain. Un écrivain, né pre
mier, en qui domine l’intelligence. Une intelligence penchée sur elle-
même, immédiatement orientable sous tous les angles, consciente surtout
de la portée de ses sondages et de leur opportunité. Elle se cherche, se
rassemble et se place dans une situation de foyer, indépendante de toute
autre; elle se doit d’être elle-même, purement et simplement à ce point
particulier où l'extrême gauche et l'extrême droite se rassembleraient
et qui n'est pas le centre ni le plafond.
Le caractère de cette intelligence est qu'elle n'est point contemplative
mais discuteuse: elle juge, elle compare; elle pousse à l'action. Et si
elle agit, elle veut agir seule.
Une attitude si exclusivement intellectualiste et de volonté pragma
tiste qui répudie d'emblée, et sans se soucier des théories, l'idole berg-
sonienne est infiniment intéressante à observer; car elle prouve par le
fait la possibilité d'aboutir à l’originalité pure, à l'acte personnel, sans
sombrer dans Finstinctivisme et le vagissement; tous les raisonnements
ne feront rien là-contre; elle démontre le mouvement en marchant.
Cette attitude débute évidemment avant tout par une critique ; le
coup d'œil vierge, le libre usage des sens, et surtout la discrétion dans
les exercices ne se peuvent obtenir, cela va sans dire, que par le désos
sement, la désarticulation et l’exegèse de tous les lieux communs. Dire
que les îles Borromées sont les sœurs Isola c'est exercer à la fois l'ana
lyse, la dissection et la destruction d'une ancienne synthèse et en refor
mer une nouvelle qui scelle l’aspect définitif.
Mais comment ce travail de reconstruction s’effectue-t-il chez Jean
Cocteau? Il nous le dit lui-même. « Sa réputation d'homme spirituel