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LE ROMAN
SUR LE FLEUVE AMOUR, par Joseph Delteil. (Renaissance du
Livre, édit.)
Certains livres, on ne devrait les lire que la seconde fois. La pre
mière apparaissent trop les défauts et les influences. Je ne nie pas les
coups de foudre, mais leur fréquence. Ce qui d'abord semblait une
faute de goût devient originalité. La première femme dont le visage fut
taché d’une mouche : « Quelle laideur 1 ». Mais le lendemain elle était
résignée; le surlendemain ravie ; deux jours après une seconde mouche,
mais artificielle, adornait son visage.
Le livre de M. Delteil est donc charmant. C’est une suite de
pirouettes en habit d'arlequin; un exotisme clinquant, bizarre et savou
reux ; la Sibérie en images d'Epinal obscènes, la seule Sibérie qui m’ait
fait oublier celle de Michel Strogoff. Le livre est érotique, à milieu
chemin entre la Cavalière Eisa et les Cent mille verges. Chaque phrase
est un fruit, un fruit colorié en carton pâte.
M. Delteil écrit : ce jeune Yankee décoratif gui regarde le Texas avec
des yeux de relativisme. Et c’est fort pittoresque. Cela s’appelle, je crois,
de l'humour. Mais l’on songe à un procédé, un procédé déjà un peu
usé et que, peut-être à tort, on est porté à croire facile. La valeur du
livre, c’est son lyrisme. Un lyrisme de mots sans doute, et plutôt une
grandiloquence imagée. Mais je m'efforce en vain d'être méchant : la
vérité est que j’ai lu quatre ou cinq fois ce livre, que chacune de ses
phrases m’est agréable et porteuse de volupté. C'est le seul jugement
qui vaille. Si la Sibérie des Russes ne ressemble pas à celle M. Delteil,
elle a tort; si le lyrisme véritable n’est pas le sien, qu’on le change. Je
ne veux plus manger que des fruits adorables, un peu pourris, en
carton-pâte.
L’excuse et la beauté d'une erreur, c’est qu’elle soit complète. (J'aime
trop le livre de M. Delteil pour y voir une erreur ■— disons une
aventure). Il convient de pousser tout art, toute théorie, en proportion