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G. RIBEMONT-DESSAIGNES
peu de chose nous sépare de cette marchandise? Nous aussi nous pour
rions... Tout de même que ceux-là considèrent que la grandeur qu’ils
accordent à leur faculté créative, à leur personne, à leur gloire, est un
petit poisson rouge dans un bocal et que la vie du Soudan, de la Chine
ou des fonds océaniques continue si le petit poisson blanchit son ventre
à l’air. Ils sont loin, entre leur femme, leur bonne et leurs parasites, du
rayonnement de Shakespeare. C’est une petite réussite. Un seul individu
peut créer Dieu. Mais quel Dieu! La dimension du génie se mesure au
tour de taille.
Je connais trop l’attitude de leur solitude, dans l’obscurité de la
chambre, sur leur lit où f ermentent le désir du trône et le désespoir d’être
en réalité si peu — le continuel souci du miroir qui distille l’aspect du
futur cadavre et creuse le front de si jolis écrins pour les lauriers qu’on
voudrait d’Apollon — je sais trop cela pour accepter qu’ils crânent en
agitant leur vessie sur des réverbères et jouent au plaisir de vivre. L’an
cien nihilisme les chatouille encore et la nouvelle floraison les laisse
inassouvis comme de pauvres fauves mis en cage pour l’hystérie de bour
geoises qui le soir se rouleront sur leur descente de lit en disant : ô mon
lion, ô mon tigre, ô mon ours blanc! Ils brandissent Rimbaud et Lau
tréamont comme de vieilles couvertures usagées et insultantes, ils en cou
vrent le ventre de leurs anciens amis restés hors de la vague de rénova
tion active, mais au secret d’eux-mêmes ils percent avec une épingle
infectée de leur avarie les yeux de ces épouvantails pour les punir d’avoir
été si maigres en vie et d’engraisser si fort dans la mort. Ils voudraient
être à la fois Rimbaud, Lautréamont, Napoléon et Wagner, délivrés
de la justification et des retours de flamme, être le génie universel sans
cesse renouvelé et la foule qui adule. Il faut les adorer ou les tuer.
Adorer, car ils sont l’expression constante de la force constructive de
l’humanité, ce qui est franchement adorable. — Tuer, pour les délivrer
de la torture de la vache qui veut faire le mâle, et de leur impuissance
fatale à s’empaler sur le soleil. Il n’y a pas de milieu.