FAITES VOS JEUX
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— Et vous avez compris?
— Evidemment, puisque j’ai eu trois enfants, deux garçons et une
fille.
— Mais, Madame Adèle, qu’y a-t-il de si difficile à comprendre en
amour? On aime, on s’embrasse, le mariage n’a rien à faire avec l’amour.
Je ne suis pas mariée, mais j’ai embrassé Jean qui est employé dans une
librairie. Lui, il dit que c’est très bien d’embrasser, c’est comme s’il man
geait des cerises en hiver. J’ai essayé aussi, mais il m’a toujours semblé
que les cerises doivent être salées en hiver.
— L’amour est autre chose. Moi je suis vieille, j’ai déjà oublié. Je
suis sûre que c’est une vilaine chose.
— C’est bien dommage, Madame Adèle.
— C’est comme ça. Tu te marieras à ton âge.
— Je suis de mon âge. Mes quinze ans ne sont pas les vôtres. Il fau
dra que je sache ce qu’est l’amour avant de me marier. A l’école, mes
camarades disaient que le mariage est lorsqu’on couche ensemble avec
son mari. C’est pour les enfants. Mais cela n’a rien à faire avec
l’amour. » !
Mme Adèle devint rouge de colère et s’en alla. La jeune fille resta
quelques instants songeuse, esquissa un sourire dédaigneux, après avoir
compris quelque chose qui se passa dans son petit cerveau gentil comme
un oiseau mouche, et dit à voix basse : « vieille putain ».
Je courus vers Mme Adèle. Elle marchait lentement et jouait entre
ses mâchoires avec des bruits qui ne ressemblaient pas à des mots. Je
passais devant elle pour mieux l’entendre ; elle disait aussi à voix basse :
« Vieille putain ».
Tels sont, à des âges différents, les malentendus des femmes sur une
question qui les regarde de près.