TRISTAN TZARA
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A treize ans, j’étais amoureux, j’écrivais un roman, et avais un idéal
de beauté. Je me regardais souvent tout nu dans la glace et m’imaginais
voir une Louise quelconque, ou m’imaginais être Louise qui regardait
mon image dans la glace. Elle était de deux ans plus âgée que moi, et
avait des prétentions littéraires et musicales. Jamais je n’eus le courage
de lui faire part de mon désordre sentimental. Je me croyais très intelli
gent et j’avais un grand mépris pour ma famille. A dix-sept ans on la
maria à un de mes cousins : je fus stupéfait. Je refusais de les visiter,
j’étais gêné en sa présence et croyais fermement qu’elle était malheureuse.
Elle était tout simplement timide, s’ennuyait et ne s’est jamais aperçu
de la richesse qui fermentait en moi et que j’étais prêt à déposer à ses
pieds. Telle était à peu près la fatuité romantique du langage que je me
tenais.
C’est vers cette époque que je choisis la femme qui devait me montrer
des seins opulents, des lèvres fardées et la mécanique de ce qu’on appelle
faussement l’amour. J’avais peur. La nuit, la forêt ou un inconnu m’aurait
produit le même effet. C’est un camarade plus âgé qui m’y conduisit —
sans lui je serais resté ce que de temps en temps je me crois encore
aujourd’hui, vierge et idiot.
Ma mère malade était partie pour l’étranger — je passais les vacances
avec mon père. Un jour que je me promenais avec un camarade —
mes yeux respiraient les regards des jolies femmes — je rencontrai mon
père. Je lui demandai où il allait — il me dit de l’accompagner, mais
je préférai continuer ma promenade. Mon camarade à ce moment
disparut. Je le rencontrai une heure plus tard. Il me dit que mon père
était allé chez une dame de mœurs légères. Je pris cela pour une
insulte. Alors il me raconta : il avait suivi mon père qui était entré
dans une maison luxueuse. Moyennant un pourboire, il avait appris du
concierge que le monsieur qui venait d’entrer était un riche propriétaire
veuf qui venait deux fois par mois de la campagne pour visiter sa
maîtresse. Lorsque je vis mon père, le soir, je lui demandais pourquoi