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LIVRES
DOSTOIEVSKY, par André Gide (Plon éd.).
On a fait de la clarté et de la logique l’apanage de la littérature
française; à ce goût de clarté et de logique, Gide oppose Dostoievsky.
L’art et le génie de l’écrivain russe s'attache surtout à mettre au pre
mier plan — précisément les ombres; d'oii par suite un certain illo
gisme dans les actions de ses personnages. On peut distinguer trois
zones dans la vie affective et mentale : la zone des émotions habituelles,
quotidiennes, celle des passions, et cette autre plus profonde, inconnue
à nous-mêmes, et qui ne se manifeste que dans les crises (1). Ce sont
les manifestations de cette troisième zone qui, intervenant soudain
parmi les réactions normales, donnent aux héros et aux romans de
Dostoievsky leur illogisme apparent. Au vrai il n'y a pas d’illogisme,
seulement une logique plus secrète ; au regard de Dieu tout est une
suite harmonieuse. Mais les Français ont dédaigné ou craint d’étudier
cette troisième zone. Il est presque exact de dire, comme le fait
M. Gide, que pendant 3oo ans, nous avons vécu sur les acquisitions de
La Rochefoucauld (2). D’autre part presque tous les grands romans
français: Julien Sorel, Fabrice del Dongo, Adolphe, René, /'Education sen
timentale, sont des monographies ; de là vient l'unité de l’œuvre (3).
L'auteur s’y incarne et le roman gagne en clarté (4).
(1) Gide distingue aussi troisrégions dans la vie intérieure(Pg. 192).Mais cette classification
n’était établie que pour les seuls personnages de Dostoievsky et pour la défense d’une thèse
dont je ne puis m’occuper dans cette note critique.
(2) M. Michel Arnaud remarque que les lettres françaises ne sont pas nées sous le signe
de la Rochefoucauld, mais de Montaigne (Nouvelle Revue Française, août). C’est, je crois, aussi
absolu que les paroles de M. Gide ; d’ailleurs l’une et l’autre proposition se contredisent moins
qu’elles semblent le faire. Si pourtant on prenait l’une pour l’antithèse de l’autre, il serait aisé
de montrer comment deux tendances ont toujours subsisté en France et parfois coexisté chez
un même écrivain ; comment par exemple Julien Sorel, qui agit méthodiquement et logique
ment pendant plus de vingt ans, à la veille de sa mort semble frappé de folie et abandonne
ses anciens soucis, au grand scandale des critiques scolaires.
(3) De même Gll Blaa, JHarianne, et même les meilleurs romans de Balzac ; et si je ne cite
pas l’Imnwralléte, c’est que je crains que M. Gide ne rougisse.
(4) (Tandis que Dostoievsky parle très souvent objectivement de ses héros). Toutes mes
actions ne me semblent pas toujours claires; du moins me le semblent-elles davantage que celles
(les autres hommes.