MARCEL ARLAND
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Le point capital de l'œuvre de Dostoievsky, c'est sa conception du
héros. Là se montre toute la différence entre les psychologies orien
tale et occidentale, et, parmi les Russes même, entre un Dostoievsky
et un Tourguénef. Pouvait-il venir à l'esprit de Racine de faire
d'Agamemnon le héros de sa tragédie ? Je ne suis pas éloigné pourtant
de le considérer comme le personnage le plus intéressant de la pièce, ni
antipathique, ni ridicule. Le héros français, c'est Achille, le Cid, Ruy
Blas, et presque Cyrano. Il est jeune, beau, pas toujours très intelligent,
mais toujours brave. Lorsqu'il atteint au sublime c'est en dehors de
toute humanité. La crise ne se passe plus en son cœur, mais dans une
région idéale selon une mécanique conventionnelle.
Chez Dostoievsky, le héros est celui qui est le plus profondément
humain, je veux dire celui dont la lueur intérieure apparaît à la fois la
plus profonde et la moins secrète (5). Si une crise le traverse, elle
éveille en lui des régions insoupçonnées. Il ne se surpasse pas : il devient
lui-même jusqu'à l’étonnement et à l'angoisse. Plus exactement il n'y a
pas de héros, pas de modèle, pas de personnage vraiment sympathique.
Qu'un personnage fasse le bien ou le mal, Dostoievsky ne le juge pas
(sauf parfois en son âme de chrétien); il ne le condamne que s'il est
médiocre ; disons plus : les personnages qui, dans ses romans, com
mettent les crimes les plus grands, semblent les plus proches de son
cœur. Ainsi est-il d'accord avec le Christ dont le secret amour semble
avoir tendu vers les grands pécheurs. Il y a plus de joie au ciel pour un
pécheur qui se repent que pour dix justes qui n'ont jamais péché. Ce
qui importe, c'est moins d'avoir trouvé Dieu que de le chercher.
Presque aucun des personnages de Dostoievsky n'est dépourvu de
faiblesse ni, parfois, de lâcheté. Ceux à qui s’attache notre plus vif
intérêt, ceux-là précisément se livrent aux pires bassesses. Ils ne les
subissent pas: ils s'y complaisent, ils les recherchent. Non point humi-
(5) Un des mérites du livre de M. Gide, c’est de n’étudier à peu près que les grands
romans de Dostoievsky : L'Idiot, les Karamazov et les Possédés ; joignons-y Krotkaïa et sur
tout Y Esprit souterrain, de moindre envergure, mais de sens et de profondeur incomparables. —
Je m’étonne d’autant, qu’il parle de Dickens avec une telle admiration. Son admiration pour
Balzac, qu’il nous fait connaître k plusieurs reprises, alors que Stendhal est k peine cité, me
semble aussi un peu singulière. Est-ce que M. Gide songerait comme on le dit à * faire de la
vie » dans ses prochains romans? Ce serait bien dommage.