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LES CHAMPS
de vue et nous allions les retrouver toujours à cette
même place. Ils nous donnaient des friandises pour
ries et nous leur racontions nos bonheurs ébauchés.
Leurs yeux fixés sur nous, ils parlaient : peut-on
vraiment se souvenir de ces paroles ignobles,de leurs
chants endormis?
Nous leur avons donné notre cœur qui n’était
qu’une chanson pâle.
Ce soir, nous sommes deux devant ce fleuve qui
déborde de notre désespoir. Nous ne pouvons même
plus penser. Les paroles s’échappent de nos bouches
tordues, et, lorsque nous rions, les passants se
retournent, effrayés, et rentrent chez eux précipitam
ment.
On ne sait pas nous mépriser.
Nous pensons aux lueurs des bars, aux bals gro
tesques dans ces maisons en ruines où nous lais
sions le jour. Mais rien n’est plus désolant que cette
lumière qui coule doucement sur les toits à cinq
heures du matin. Les rues s’écartent silencieusement
et les boulevards s’animent : un promeneur attardé
sourit près de nous. Il n’a pas vu nos yeux pleins de
vertiges et il passe doucement. Ce sont les bruits des
voitures de laitiers qui font s’envoler notre torpeur
et les oiseaux montent au ciel chercher une divine
nourriture.