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M’aimait-elle ? Je tendis à son cœur des pièges psychologiques. Ce
jour-là, elle portait une robe lilas, et, dans le jardin, tous les lilas
portaient sa robe. Blonds, ses cheveux ? Que sais-je ? Ils encadraient
sa frimousse cnmme un dais d’or le Saint-Sacrement. Elle venait vers
moi, l’échiquier à la main, et je connus soudain qu’elle tenait mon
destin entre ses doigts.
Luce !
Je me disais, à la façon de Platon : si je gagne, elle m’aime ; ei dé mè,
ou. Elle avait tendance à bouger davantage le Roi ou le beau cavalier,
car elle était ferme. Et moi, je tripotais plus souvent la tour ou quelque
pion. Echec à la Reine ! Elle me déroba quelques soldats. Je me sou
viens qu’alors un merle susurra dans un acacia. Pendant ce temps,
Luce me souffla ma Reine.
Je me disais : si elle gagne, elle ne m’aime pas. Et je songeais à la
gardeuse de dindons que j’avais baisée quatre fois au bord de la mare.
Dans ma poche, je palpais nerveusement mon petit canif à manche de
corne. Luce, un à un, me chipa tous mes pions, et je me sentis nu
devant elle. Mais, soudain, je lui pris une tour. Une tour ! Et j’entendis
mon cœur s’entr’ouvrir pour laisser entrer cette tour.
Luce était devenue grave. Je songeais : Si l’on faisait coup nul,
rien ne serait désespéré. Mais coup sur coup, elle me vola une tour et
un cheval ! Echec au Roi ! Elle leva son front déjà glorieux. Elle me
regardait, un mince poignard d’or dans chaque œil. Elle était moite
d’orgueil. Je bougeai encore quelques pièces, puis ce fut la fin. La gar
deuse de dindons, une rainette, un volubilis passaient en cavalcade
devant mes yeux obscurs. Echec et mat ! Je me levai. J’avais mon
canif dans la main. Je la frappai en plein visage. Aussitôt, ses joues
tombèrent sur le sol. Mais avant de s’évanouir, elle me cria encore
une fois :
— Echec et mat !
Joseph Delteil.