FAUSSE ROUTE
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se projeter en dehors d’elle. La minute ne peut gober plus de deux fois
mille mètres. A partir de cette limite, elle se dédouble. Je vais vivre
deux fois plus vite, quatre fois si mon moteur y consent. L’aventure qui
s’ébauche prend le rythme accéléré du film chaplinesque.
*
Vingt mètres à la seconde : les lampes distribuées à chaque rectangle
de fenêtre ne font qu’une seul balafre de lumière.
Voici le but : Hôtel du Cerf d*Argent. Chambre d’indifférence où
rien ne vous attire, ni ne vous résiste. « La Jeune Fille au Papillon »
d’Onésime Roubis, vous accueille dans un cadre d’or vif, en décolleté
1893. La pendule est sous cloche comme une mariée. Par superstition
sentimentale, on voulait agiter le grelot de la province. On y est avec
ce faux sourire heureux que la déception vous colle aux lèvres comme la
rançon d’une joie trop escomptée. Fauteuils de peluche frappée. Cruche
invalide en terre de fer. Rideaux lourds comme des nuages. Ces choses
nouvelles rendent à mon regard sa vertu de plaque sensible. Mais l’opéra
teur maladroit s’est photographié lui-même dans la glace en voulant
fixer l’image de la cheminée qui la supporte. Je me découvre un sou
rire gris. Ma volonté se surprend à vaciller comme le corps de la figu
rante qui doit rester statue pendant quatorze minutes et sent qu’elle ne
tiendra peut-être pas jusqu’au bout. Le spectacle d’Irène — visage
d’étain, paupières de soufre bleu et sa grâce chevillée de fards et
de pudeurs — me rend la foi absurde en l’improvisation du bonheur...
*
Quarante mètres à la seconde : le village est une haie à sauter.
Notre bonheur a pris un visage d’ange malade. Ce réveil tiède et creux
et la bouffissure du sommeil sur nos faces : j’oscille entre le parti-pris d’un