FRANCIS POULENC
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On est triste de voir une œuvre de l'importance esthétique de
Mavra livrée aux scalpels de musicographes normaliens que seuls
les « tics » planaire<b ou poli/tonaux de tel ou tel monsieur intéressent.
« Parmi les musiciens il y a les pions et les poètes » disait Satie.
« Les premiers en imposent au public et k la critique ». Il n’y avait pas
besoin de Æaora, mon cher Strawinsky, pour me convaincre que vous
êtes un vrai poète. Cette œuvre merveilleuse ne fait cependant qu’aug
menter l’immense admiration que j'ai pour votre musique depuis le jour,
où en 1913, alors bien jeune, j'ai été bouleversé par le Sa:rej> du Prin
temps.
Dix années se sont écoulées depuis et le public acclame maintenant
cette œuvre qu'il haïssait de toutes ses forces autrefois. Bien plus il
réclame de Strawinsky un nouveau « Sacreo », toujours « plus moderne »,
plus polyphonique, ne se rendant pas compte qu'un chef-d'œuvre est
un point à la ligne. Mais Strawinsky, comme Picasso et tous les artis
tes riches dédaigne le filon k exploiter. Il change de forme et de tech
nique à chaque œuvre ; ne nous y méprenons pas, Æavra est le com
mencement d'une nouvelle manière.
Beaucoup de gens considèrent Æavra comme une parodie du style
de Rossini et Verdi. Rien de plus faux. Il existe en musique une « forme
opéra » comme il y a la « forme sonate » ou la « forme rondeau ». Libre
k chacun de s'en servir. Strawinsky n'a fait que renouer la tradition de
Glinka-Tchaïkowsky comme il serait k souhaiter que nos musi
ciens suivissent la lignée de Gounod-Bizet.
Il n’est pas douteux que Glinka et Tchaïkowsky sont deux grands
musiciens.
Pourquoi donc reprocher à Strawinsky de les avoir pris pour
modèle.
C'est enfin à l’harmonie de Æavra que l’on s'attaque pour lui
reprocher son peu d'originalité. Il est amusant de constater à ce propos
que les musiciens de la génération post — Debussy grisés par les « har
monies rares » ont pris l'habitude de considérer comme banale une
résolution d'accords parfaits.
Nous sommes à une époque de nivellement où tous les accords
nous apparaissent sur le même plan. C’est donc dans un autre domaine
qu'il faut chercher la nouveauté.