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8 BLÀISÈ CENDRARS
dans le coin le plus sombre du taudis, une voix appelle. Au milieu d’un
éboulement d’oreillers, une femme s’agite, gigote. C’est la mère. Elle
lui tend les bras, le presse contre sa poitrine nue, l’embrasse. Ses yeux
fiévreux brillent d’une flamme inquiète. Des boucles de cheveux noirs
se collent, moites, à ses tempes. Elle est petite, maigrelette et de peau
jaune. Elle aussi sent le rance...
Puis, c’est le tour des autres. L’autre, la fille, en mantelet, ses dix-
huit ans fanés d’un sommeil vu, réjouie, l’embrasse. L’autre, le fils, gar
çonnet pâle, gêné, l’embrasse les lèvres pincées, comme une fillette.
L’autre, le père, accourt, de longues dents sales hors de sa barbe gri
sonnante, bête d’un sourire trop franc, l’embrasse. La servante rit, un
torchon à la main. Et tous les apprentis font cercle, quatre mioches misé
rables, déguenillés, sentant à pleine bouche le hareng pec.
Lui se laisse faire. Il n’a pas d’argent pour payer le fiacre. On paie.
Le samowar est apporté. Les rouleaux levés. La chambre s’éclaire
et semble, dans son désordre, encore plus sombre. Un thé mordoré fume
dans les verres. Des reflets roux tombent sur la cuillère d’étain. Tout un
jeu de rayons rosés tremble sur la nappe, dans l’ombre du verre. C’est
un petit poème gemmé.
Les femmes s’habillent derrière son dos. Il entend le froissis des
jupons hâtivement enfilés, les heurts du broc, les platches de l’eau de toi
lette savonneuse qui bave. Des questions sont jetées par dessus sa tête.
Il y répond machinalement et sent un vent froid dans la nuque quand
elles passent. « Enfin, tu es arrivé! — Depuis six ans que tu nous le
promets! — Et pourquoi n’es-tu pas arrivé avant-hier? — Nous avons
tous été si inquiets ces deux jours! — Que faisais-tu à l’étranger? —
As-tu beaucoup souffert à Paris? et en Suisse? et à Bruxelles? — Enfin,
tu es là! — Pourquoi écrivais-tu si peu? Tes lettres étaient toujours
si tristes! — As-tu fait bon voyage, pauvre cher? — Comme tu es
maigre! mais tu n’as pas changé! — Enfin, tu es là, c’est le principal,
nous allons bien te remplir ces joues creuses. » On le force à manger.
Des dizaines de petits plats l’assiègent. Tous sont autour de la table, le
regardent en souriant, l’encouragent et s’empiffrent, et profitent de l’au-