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PAUL FIÉRENS
finit par se rompre. D'autres poids font aujourd'hui pencher la balance
esthétique en sens contraire.
Trop longtemps réduite à la fonction secondaire de pourvoyeuse
d'images, l'imagination a reconquis ses droits de faculté constructive.
La raison la contrôle. Mais être vraiment raisonnable c'est aussi savoir
jusqu'où on peut ne l'être plus. La hiérarchie provisoire des facultés
créatrices permettrait de diagnostiquer — pour ceux que le mot fascine
— un retour au classicisme, ou plus exactement la naissance d'un
ordre neuf. Quelle sera la situation du sentiment dans cet ordre,
c'est ce qu'on ne perçoit pas encore très bien.
La diète prescrite par la Faculté se prolonge. Cela ressemble à
une grève de la faim. L'horreur salutaire du sentimentalisme engendre
la crainte moins heureuse du sentiment. Aux motifs simplement tirés des
alternances chronologiques, on en pourrait ajouter de plus légitimes,
déduits de la configuration du monde qui nous entoure — Puisque le
rendez-vous d'amour se donne par téléphone; et que la nacelle roman
tique, devenue fiacre de Madame Bovary, est aujourd'hui taximètre
où l'on épargne le temps, puisqu'un mouvement accéléré se communique
à la pensée même, contrariant le développement d’une vie intérieure
profonde, faut-il s'étonner que la vision devienne plus aiguë, l'imagina
tion plus entreprenante, et que d'autre part l'émotion sentimentale
décroisse en intensité ? Ce que l’intuition du poète fit pressentir, la réfle
xion d'un théoricien vint le confirmer : le sentiment n’a plus guère de
place dans les préoccupations de l’art contemporain.
A l'émotion humaine, le peintre substitue une ivresse purement
plastique, liée au balancement des tons et des formes ; il signifie plus
qu'il ne touche. Le musicien dépouille la matière sonore des éclats
chatoyants, des agréments qui nuisent à la pureté des lignes architec
turales. Et le poète à son tour “construit" un bibelot solide en évitant
les profils estompés.
' Il serait bien extraordinaire que l'œuvre naquît d'autre chose que
d’un choc émotif, mais le jeu du poète consiste à le cacher, à représen
ter comme objectivement ce qui se passe dans son esprit et son cœur.
Il récrée ainsi une sorte d’émotion généralisée, standarisée, que l'au
diteur fera plus ou moins sienne selon la qualité de |ses souvenirs ou
ses facultés d'adaptation. Maître de son œuvre par la raison -— sinon