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LE CRAPOUILLOT
I. LE MOINE DE SORRENTE
à la Marquise de S.-F.
Vous m’avez demandé, Bettine, de vous dire,
Sous ces lilas légers que dérobait la nuit,
Pourquoi le cœur, hélas, trahit toujours l’esprit,
Et pourquoi les sanglots viennent briser le rire.
Le spectre du bonheur qui voulait vous conduire
A détourné son front, son pâle front maudit ;
Mais c’est la voix de Dieu qui dans l’ombre vous dit :
« L’éloile de l’amour est toujours prête à luire ! »
Lorsque j’avais seize ans, lorsque Leopardi
Errait de ville en ville, implorant un abri,
J’ai fait une rencontre aux portes de Sorrente :
Rous un frêle oranger qui balançait ses fleurs
Un vieux moine marchait près d’une enfant en pleurs,
Et le vieillard priait pour la jeune démente.
1836.
Alfred de Musset.
IL LE SAINT
Douce Reine du ciel, madone, nymphe, fée,
Fille du vieux roi grec, amante des berceaux,
Je rêve sur ton sein, ô morte consumée!
— N’as-tu pas vu la fleur sous le vol des oiseaux ?
Passez, nonne céleste ! Aux Pavots de Morphée
Puisez le suc puissant qui s’attache aux fuseaux ;
Et dans les vents, jaloux de votre traversée,
Abandonnez l’espoir de ces mondes nouveaux.
Sous la bure le Saint étouffe la Colombe ;
La Croix brille toujours au-dessus de la Tombe ;
Elle m’aimait encore ! — O présage ! O serment !
La cellule se ferme et c’est toi qui l’habite,
Passagère princesse, altière Moabite...
— Le Moine qui priait est vainqueur du serpent !
1856 (?)
Gérard de Nerval.
III. LES BAISERS DU MOINE
Tu portes aux mortels, dans l’ombre monotone,
Le chaleureux plaisir qui rend le rêve fort.
O Moine ! dans le lit du captif qui s’endort
La tiédeur de ta chair comme un mensonge est bonne.
Ton cylindre poreux que le bouchon couronne
Contient un élixir chargé de réconfort.
Tu règnes sur l’alcôve ; et ton muet comfort
Est pareil aux ciels chauds qui montent de l’automne.
Tout un monde secret s’exhale de tes flancs.
Insensible et fécond, tu lèches les pieds blancs
De la cruelle enfant dont je bénis l’empire;
Et quand le jour blafard naît au petit matin,
Compagnon minéral de ma chère catin,
Tu gis, déshérité, plus froid que le vampire.
1859.
A la manière de T^eboux
« Quelques Livres »
Madame Bovary.
C’est un livre qu’il faut lire. Vous y trouverez l’histoire
d’une romanesque demoiselle de province, qui, mariée
à un officier de santé, lui en fait voir non pas de toutes
les couleurs, mais d’une seule: la jaune. Après l’avoir
trahi à cuisse que veux-tu, elle s’empoisonne avec de l’arse
nic. La coupable est punie, donc l’ouvrage est moral. J’a
joute que le style m’en a paru excellent, quoique j’y aie
relevé, çà et là, quelques impropriétés et même de lourdes
étourderies. N’importe! L’ensemble est méritoire. Voilà,
je vous le répète, un'livre qu’il faut lire. Retenez le nom
deM. Gustave Flaubert.
L’Odyssée.
Aimez-vous les récits de voyage ? M. Homère — d’ori
gine grecque, m’a-t on assuré — a composé, sous une
forme ingénieuse, un guide dont tireront profit les
amateurs de « yachting » fervents de la Méditerranée.
Ce guide contient certaines exagérations et quelques
fables qui s’expliquent aisément lorsqu’on songe que
l’auteur est méridional. Cet ouvrage a été très attaqué.
On a même affirmé que M. Homère n’écrivait pas ses
livres lui-même, mais, suivant l’exemple de M. Henry
Bordeaux, qu’il les faisait composer par une équipe.
D’autres haussent dédaigneusement les épaules en décla
rant: «Homère? il n’existe pas. » Je ne partage point
cette sévérité.
Fleur du passé.
J’ai lu avec une émotion sans mélange ce premier
roman de M. Anselme Mornebler. — Le mot « chef-
d’œuvre » est bien gros et pourtant je n’hésite pas à
l’employer. J’ai eu les larmes dans les yeux depuis la
première ligne jusqu’à la dernière. C’est à la fois du Tols
toï et du Jules Renard, du Laforgue et du de Hérédia,
du Leconte de Lisle et du Raoul Ponchon, —sans cesser
un moment d’être puissamment original. Je ne voudrais
pas m’attribuer le don de double vue: pourtant je ne
crois pas trop m’aventurer en prédisant la gloire pro
chaine à M. Anselme Mornebler.
Théâtre de P. Corneille.
M. P. Corneille a eu l’idée de réunir en volume celles
de sespiècesqui avaient obtenu les suffrages des institu
trices à lorgnon et des pédants de collège. C’est une
entreprise respectable. Je n’ajouterai pas qu’elle est
heureuse. Ce défilé d’alexandrins est aussi monotone
qu’un défilé de soldats en uniforme et marchant deux
par deux. Je ne crois point que M. P. Corneille puisse
prétendre à haute et durable renommée. Ces vers me
feraient aimer ceux des poètes symbolistes, et c’est beau
coup dire.
Charles Baudelaire.
Paul REBOUX,