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AUTRE PROCÈS-VERBAL
L E lundi 27 décembre 1920 à 9 heures 3/4» Brasserie Excelsior,
ayant remué le sucre au fond de mon café noir, j’ai décrété que
j’étais un imbécile. Après avoir pesé le pour et le contre, j’ai
décidé de n’en parler à personne.
Est-ce que j’aime une seule pensée des hommes, mes petits contem
porains ou prédécesseurs? Non, sans ballottage.
Est-ce que j’attends quelque chose de quelqu’un? Non, non et non.
Est-ce que je me souviens d’un instant de bonheur, d’un instant de
malheur ? La demande est la réponse.
Est-ce qu’un seul de mes gestes, un seul de mes mots, une seule de
mes idées n’est jamais tolérable? Non.
Est-ce que je peux rire, crier, pleurer, parler, bouger? Non.
Est-ce que je vis? Non.
Qu’ est-ce qui me force à m’interroger? Non.
Un immense découragement se saisit de moi à ce moment. En face
de la table à laquelle je suis assis, je me vois dans le miroir
oblitéré par une affiche du documentaire à épisodes, Les Cannibales ; une
négresse sur ciel bleu tient son petit nu, futur anthropophage comme
tout le monde. Te voilà, idiot. Sssch.
La douleur est une automobile, le ciel une manière de parler.
Est-ce que je pense penser? Je ne pense pas.
Il n’y a pas moyen de passer d’une idée à l’autre. Toute les formes
de raisonnement sont des mensonges. Tout est la même idée : voilà
pourquoi la logique est logique. Je puis entrer et sortir par la même
porte : alors je n’ai plus qu’à me coucher en travers du seuil et à dire
NON.
Est-ce que je peux dire non? Sssch Sssch Sssch Sssch.
J’ai 23 ans, 2 mois et 24 jours. Je suis maigre. Je ne sais pas le nom
des gens qui m’entourent. Par la glace j’aperçois une femme belle dans
une auto jaune, et l’auto part automatiquement. Il fait un temps
superbe, le froid a cessé tout à coup. C’est une illusion.
Les maisons gerçures de la vue la bornent, la vue. Je suis une char
rette à bras.
Est-ce que je suis une charrette à bras ? Sssch non, Sssch non,
Sssch non, Sssch.
Inutile immobile vertueux à sonnettes, Sssch MOI, vu et approuvé :
Louis Aragon