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L’ŒUF DUR — 13
FRANCIS GÉRARD
Comme on met son bonheur dans le feu
Comme elle lui apportait une pêche sur une feuille verte,
le fruit glissa de l’assiette de faïence. Comme elle s’incli
nait pour le ramasser, il tendit aussi la main et leurs têtes
se rencontrèrent. Elle releva le fruit et le donna en souriant.
Il vit qu’elle avait les cheveux dorés et, sur le visage, une
égale et fraîche douceur. Il la suivit du regard tandis qu’elle
s’en allait vers les autres tables.
« Avez-vous remarqué, dit-il à son compagnon, comme
cette fille est belle. Le charme qui se dégage d’elle est
sain et reposant. On voudrait l’étreindre pour s’y brûler et
goûter enfin dans ses bras un bonheur calme et large. Ses
gestes, son sourire sont sereins et profonds. Les vaines agita
tions doivent y trouver une ampleur et une puissance qui
mènent aux beaux équilibres. On voudrait après l’avoir aimée
dormir près de ses jambes.
— Il est vrai, cher vieux, dit son commensal plus âgé que
le jeune seigneur, que les femmes échappent mieux que vous
aux distinctions de classe. Leur style plus flou ne subit pas
les empreintes des vêtements ou des attitudes. Cet air de
grande dame ou de sainte étonne chez la fille d’un paysan.
Leur chair, plus tendre, efface les traces du joug sitôt qu’on
le retire. Mettez-la nue, vous aurez une déesse. »
Le chanteur s’assit auprès du poêle et commença à chan
ter. Il fit claquer les pierreries et le fouet du cocher, le trésor
des gemmes était perdu dans le ruisseau, le cygne pris au
piège par l’algue près d’un vieil almanach oublié dans l’étang,
le gros lot était gagné par un moribond à l’hôpital, la vierge
jouait avec les voyous au bas des affiches rouges et vertes,
et le vent effeuillant la dernière rose, portait les pétales dans
les mains de l’aveugle. Quand il eut fini les hommes applau
dirent en heurtant les verres avec leurs fourchettes. Il reprit
le dernier thème, la vierge morte de froid pour s’être dégrafée
devant le mendiant.
La jolie fille portait à la table voisine des poissons confits