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L’ŒUF DUR — 13
Le danseur s’abattait, rampait pour cueillir le secret des vic
times et se redressait pour fouler aux pieds sa victoire. Le chan
teur reprit sa place et chanta que la fée pansait les plaies du
militaire.
A une table proche, une fille tendre et sournoise avait un
grand verre de lait où trempaient une banane et une prune vio
lette perdant son sang sans couleur. Elle y trempa ses pailles
si bien qu’elle éclaboussa la table. « C’est bon », dit-elle à son
voisin. »
« Attention, dit un vieux paysan à la servante, tu joues la vie
de ton amant. Le regard qu’avait pour lui le jeune seigneur était
mauvais. Il a la main longue. »
«Bois ta bière, dit-elle, j’aime le grand vent. »
Le jeune seigneur la rattrapa dans la pièce en bois qui était
derrière la boutique. « J’ai envie de toi, je te veux, lui dit-il,
tu te plieras dans mes bras et tes cheveux toucheront le sol,
je serrerai ton corps blanc à lui faire mal, tu seras nue et blessée
et nous nous tremperons dans la joie à nous y perdre.
— Va-t-en, tu es laid, tu as trop mangé, tu me fais peur. Non
je ne serai pas nue pour toi, tu ne sais pas me dire les mots doux
qu’il me dit, Si tu savais, on croirait qu’il caresse un collier, ou
la musique du vent sur les feuilles, de l’eau sur les cailloux blancs.
Et quand il me saisit dans ses bras je ne suis plus qu’une petite
boule amère dans ma gorge, je fonds vraiment, je ne suis qu’un
peu de chair accrochée à sa poitrine.
— Tais-toi, j’ai envie de te tenir sous ma bouche. Je peux
tout ici, tu n’es rien qu’une petite fille qui rit. Qu’il se cache,
tu sais, car je le briserai sous les roues de ma voiture. Toi, viens
là-haut, je veux mordre tes seins.
— Tiens, je ris de toi, je t’échappe comme je veux, vois. La
souris blanche te file entre les doigts. Tu ne me tiendras pas
dans tes bras. Ce soir je lui dirai, à lui, tout ce que tu m’as dit.
Il rira bien, tu sais. Il m’appellera petit oiseau des îles, fleur
tremblante et il me serrera contre son cœur. Mais je lui racon
terai encore, il rira de tes désirs, et je l’embrasserai pendant
qu’il rira. »
Les trois valets du seigneur sont venus chercher le chanteur
Il s’agit de les départager pour un coup douteux. On ne voit
déjà plus grand chose et la bille de l’un d’eux est tombée dans
le fossé. Elle les a vus. Il prend sa pelisse et les suit.