L’ŒUF DUR — 13
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Devant la porte, il contemple le jeu et les petits fruits ronds
sur la terre brune. Un valet lui porte un coup de poing à l’épaule.
Il recule et crie aux autres de le défendre. Le second court sur
lui et lui donne un coup d’ongle au visage, sous l’œil, qui fait
couler le sang. Il comprend alors et essaie de fuir. Mais le troi
sième le rattrape à la porte, le soulève et lui précipite la tête
contre le mur, il crie, le sang lui coule par le nez, par les oreilles,
le suffoque, le baigne. Il tombe, il pleure dans sa manche comme
un petit enfant, il s’accroche aux aspérités du mur, se soulève
et appelle tout doucement, souvent, le nom de sa maîtresse.
Elle, de l’autre côté, l’oreille collée à la cloison, l’écoute mou
rir pleine d’horreur. Sa gorge se soulève sous les coups de son
cœur. Il sanglote dans sa manche en appelant le nom de sa maî
tresse. Les valets se rapprochent et, par-dessus le cadavre, se
parlent.
Dans la salle le danseur, en sautant, atteint les lumières. Les
paysans, assis autour de lui, rythment sa danse en frappant
dans leurs mains, en heurtant le sol avec leurs gros bâtons.
Le jeune seigneur rejoint la jolie servante dans la petite pièce
en bois qui est derrière la boutique.
« Je reviens à toi les mains sales de sang. Pour te tenir, pour
te faire crier, j’ai tué. Le petit garçon meurt au travers de la
porte. Tu as voulu que pour toi je fasse mourir. Prends-moi
maintenant, je veux te tordre sous mon corps ».
Il saisit ses poignets, il veut atteindre sa bouche, elle se défend
sans rien dire. Le compagnon du seigneur ouvre la porte, il
arrête à l’épaule son jeune ami.
« Cher vieux, dit-il, les chevaux sont prêts. Les fourrures
sont dans la voiture. Il faut se hâter, sinon nous ne verrons plus
pour nous guider, la lumière rouge du vieux château. Les loups
et la nuit gêneront notre route. Venez ».
La plumeuse d’oie cède à la servante son tabouret devant la
porte. Elle s’assied et regarde la nuit monter dans les raisins.
Elle frappe ses genoux et rythme une chanson qu’elle invente.
Les loups aboyant à la lune
ont décroché la petite lumière
Ils ont mangé ce petit cœur d’enfant
Mon fils mort, mon premier fils,
le seul fils que j’aurai...