L’ŒUF DUR — 13 
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et romanesque. Mais, quelques mois après, redevenu lycéen, 
je devais me ressouvenir avec attention de cette enfant de 
quinze ans, de tous ses traits délicats, de ses cheveux doucement 
blonds, de ses yeux d’un bleu tendre mais durci par de petites 
bandes grises parallèles qui les rendaient énigmatiques et sen 
suels. Cette exactitude d’une silhouette féminine apparue au 
détour de mes pensées était un événement important. Je m’en 
rendis vite compte, et, à ma rentrée en seconde, je rêvai de com 
poser un roman d’analyse assez court où trois héros qui por 
taient des noms sobres, jouaient dans des paysages précis quelques 
scènes malheureuses toute de violence intérieure : l’héroïne 
était dessinée d’après Madeleine. Autour d’elle se groupait 
tout un cortège d’émotions, — promenades dans un sentier, 
parfums de fleurs, de visages, — qui commençait à effleurer 
réellement l’amour, et cela se juxtaposait brutalement à ce 
système de pensées d’une sensualité grossière et d’une ima 
gination outrée qui régnait dans ma personnalité d’enfant, 
indécis entre la lecture du merveilleux des journaux de 
voyages et de quelques bribes de romans adultérins. Pour 
la première fois je me sentais possesseur d’une héroïne et 
d’une aventure qui m’appartenaient en propre. Je me rappelle 
encore avec émotion ce soir d’hiver où, de retour du lycée, 
je m’attardais un peu devant les vitres d’un café fréquenté 
par les élèves des classes supérieures qui retrouvaient là des 
prostituées ; j’avais ce désir physique et ce goût de la volupté 
des professionnelles naturel aux enfants. Et cependant, je 
m’éloignais assez brusquement, rebelle aux séductions du café, 
parce que je me croyais déjà maître d’une histoire que nulle 
expérience présente ou future ne ternirait. 
Deux ans après, jeune bachelier je devais revoir Madeleine, 
brève apparition qui me fut souriante et douce pendant quel 
ques jours. Elle reçut l’hommage de mon dernier poème : je 
pense souvent à ces vers qui ont été pour elle, — alexandrins 
facilement construits, d’une manière madrigalisante et ronsar- 
disante quelque peu surannée, fleurant le rhétoricien et l’ama 
teur de lettres. Hâtifs, rédigés par gageure en réponse à un 
défi qu’elle avait dû d’ailleurs jeter avec beaucoup d’indiffé 
rence, ils sont le dernier témoignage de cette vaillante étape de 
l’adolescence où les troubles de la puberté sont vaincus par 
l’indéfectible espérance d’être un grand poète et le plus puis 
sant héraut de son temps. Quand on relègue le carnet chéri dans 
la boîte aux souvenirs, la crise est terminée et on se met au tra 
vail avec déjà un passé enchanteur et un peu féerique derrière 
soi. Aussi Madeleine devait-elle m’être particulièrement chère 
dans la chronologie de ma toute jeunesse : elle était à la fois ma
	        
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