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L’ŒUF DUR — 13
première heure de vérité et mon dernier moment de lyrisme.
Les années passèrent encore et de nouveau un soir de sep
tembre Madeleine réapparut. Des vacances longues et assez
mornes m’avaient aigri l’esprit et les sens. Aucune rencontre
imprévue dans ma campagne n’avait provoqué des gestes qui
reposent et renouvellent. Je cherchais' avec une certaine lassi
tude des heures de conquête et de sensualité. Les jeunes femmes
qui avaient créé en moi des attitudes sans maîtrise, d’où cepen
dant n’était pas exclue certaine souplesse, ne me suffisaient
plus. Et dans la solitude et la médiocrité de mon repos j’ima
ginais des réalisations plus audacieuses et plus cruelles qui me
révéleraient davantage à moi-même et le désir d’une vierge
intellectuelle occupait des heures amorphes. Madeleine licen
ciée ès lettres, avec son corps maigre, souple? et ignorant,
m’apparaissait comme la proie la plus propre à réaliser cette
volupté à la fois paresseusement et laborieusement imaginée.
Durant une promenade nocturne, je tentais ma conquête.
Heure piteuse. Après quelques frôlements pendant lesquels
je me dominais mal (sentant que je me recopiais machinale
ment et médiocrement) je bousculais quelque peu Madeleine
sur un talus. Un brusque rayon de lune m’offrit l’image d’un
visage pâle plutôt ahuri qu’affolé et si neutre que toute mes
pensées s’écroulèrent. Sur la route, deux jeunes filles, témoins
de ce ridicule exploit, riaient silencieusement, de ce rire cachot
tier et interminable particulier aux femmes de chambre et aux
petites pensionnaires. Quant à moi je n’éprouvais ni honte, ni
gêne, mais l’impression d’une absence à peu près totale de
pensées, et par ce vide même je devinais une porte ouverte à
toute une série d’expériences sans intérêt, à une idéologie sen
timentale contradictoire et sans relation avec ma personne
véritable. La nuit fut douloureuse et reste fixée dans mon sou
venir : mes sens étaient brutalement éveillés et je rêvais que je
possédais Madeleine dans une quincaillerie incommode
et qu’elle me communiquait une maladie vénérienne. Je me
réveillais, absolument navré de ce songe qui salissait Madeleine :
mon cœur battait à rompre, mes jambes tremblaient et je
m’affolais à la pensée d’un amour désespéré et définitif. J’allais
voir partir Madeleine à l’autobus : tous mes regards fondirent
sur elle et furent la caresse vraiment la plus désintéressée et la
plus pathétique qu’il m’ait jamais été possible de donner. Elle
esquissa un demi-geste dans lequel je voulus voir une sympa
thie. Je jouais douloureusementt avec des souvenirs : j’épelais
la date de cette journée et je pensais à d’anciens baisers pleins
de joie et de force qui m’avaient enivré un jour pareil, quelques
années auparavant.