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L’ŒUF DUR
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La vocation de Justin Porchère
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Justin Porchère était un grand garçon brun au visage lourd
intensément éclairé par un regard égal. Il avait une vie pleine
et banale, cohérente, mêlée cependant de soubresauts, d’âpres
crises d’une santé violente qui d’ailleurs régularisaient cette
existence. Bourré de formules, il exprimait si pesamment et
d’une voix si forte les lieux communs qu’ils étonnaient, dans
sa bouche, et qu’ils l’étonnaient lui-même quelquefois car il
n’aurait jamais attribué aux vérités d’aussi profondes saveurs.
Il était sans passion mais d’une abondance presque frénétique
et les succès grossiers qui l’avaient entouré (lauriers scolaires,
petite renommée dans certains milieux pour quelques articles
politiques solidement construits) l’avaient nourri sans l’avoir
satisfait pleinement, — telle cette alimentation rugueuse et
saine qu’il pouvait goûter dans sa campagne. Les premières
années de sa vie sentimentale s’expriment en peu de mots :
son baccaularéat en poche, il eut d’assez nombreuses maîtresses,
la plupart amies de sa mère, femmes mûres, anxieuses et sim
plistes qui, aimant son instruction et sa force, résumaient volon
tiers leurs lectures au milieu de leurs étreintes. De ces liaisons
il gardait le souvenir d’un équilibre charnel assez heureux,
d’une vanité d’homme satisfaite ; mais sa lucidité et sa paysan
nerie, ce besoin d’analyse franche et simple qui était en lui
(Porchère avait pour auteurs favoris Condillac et Hume) ressen
taient un dégoût profond pour toutes ces défroques littéraires
agitées parmi les gestes de l’amour. A la suite de ces expériences
monotones, il revenait à ses travaux, le cœur calme et la tête
libre, avec, pour tout subtil sentiment, un certain mépris pour
les rimailleurs en vogue dont l’œuvre masque les inquiétudes
de quelques bourgeoises sur le retour.
Cependant, un soir où le désir meurtrissait sa chair et où le
hasard lui avait enlevé ses commodes amies, Justin Porchère
cueillit sur les marbres d’un café du boulevard Saint-Michel,
une gamine poudrée, Jeannine qui vendait quelquefois tant
bien que mal de l’amour à quelques étudiants timides et à
quelques barbons célibataires. Porchère avait de l’argent en