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L’ŒUF DUR — là 
La Marne, à Charentonneau, est une bien jolie rivière, calme 
comme moi. Elle coule toute en profondeur, de l’est à l’ouest, 
selon les rites, avec de la belle pâte et le meilleur dessin. Peu 
pliers et platanes la pénètrent de feuilles et de racines. Berges 
peuplées de maraîchers et de gargottes ; sur une pelouse en 
pente, un troupeau de tonneaux de vin va s’abreuver à l’eau ; 
hangars en série et villas bourgeoises ; filles à pain et mauvais 
drôles couchés dans un beau gazon nourri de merde ; des Poul- 
bots dans tous les coins ; casquettes lilas haridelles et ingénieurs ; 
enfin l’indispensable péniche ; voilà les bords de la Marne 1 
(Nota : que si le tableau est inexact ou incomplet, je prie 
qu’on ne s’en prenne qu’à moi !) 
Alice, Corne et Choléra s’occupent de couture, de broderie. 
Elles passent les soirées ensemble, tantôt sur des chaises à l’ombre 
d’un platane, tantôt sous le hangar, tantôt sur la péniche. Je 
les vois venir, lentes, les tailles en accordéon. Elles sautent 
dans la péniche avec des cris de putois qu’on pèle. Les voici 
assises sur des planches pourries. Elles cousent avec du fil 
ou lisent avec leurs mains. Il fait chaud et âpre, un de ces vents 
du sud qui hantent les robes. Après-midi enceinte de quelque 
orage. Elles travaillent, causent. La tiédeur de l’air redouble. 
Elles ont des soupirs larges comme la cathédrale de Cologne. 
Et ces regards tout à coup aigus comme des serpents, puis qui 
s’enroulent comme des serpents autour des orbites ! Bientôt, 
Corne délaisse son ouvrage, s’approche encore d’Alice. Elle 
lui prend les bras, la taille. Leurs deux haleines rendent tiède 
l’atmosphère de Paris jusqu’aux portes de Versailles. C’est un 
de ces instants où le moindre geste d’un homme ou d’une petite 
fille se propage et se répercute jusqu’à l’infini en passant par 
Melbourne, Chandernagor, l’un des deux pôles et la Grande 
Ourse. O Alice, ô Corne, je me trouble depuis mon cœur jusques 
.à ma plume. Le vent du sud grince dans les amarres, grince 
dans vos oreilles. Tout grince ! Choléra est silencieuse et soli 
taire, les deux mains à plat sur les genoux. Et toujours ce vent 
du sud, si étrangement pâle ! Il y a des postures équivoques, 
des désirs incommensurables, des gestes sous-marins. Et cette 
immobilité des trois fillettes, cette immobilité faite de dix mille 
mouvements ! Alice et Corne enlacées sont graves et tristes, 
tristes et graves, graves et tristes. Le vent du sud brûle pour 
la péniche d’un amour épouvantable 1 
Un autre jour, les trois filles sont dans la cave Carqueloune. 
Elles aiment passer là les soirées chaudes, dans cette fraîcheur 
de plâtre, dans ce vaste entrepôt humide, accablé de pompes 
et de futailles. Elles s’étendent à même le sol, sur la terre glaise, 
et leur groupe forme un triangle. Des effluves vineuses surgissent
	        
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