L’ŒUF DUR
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nus que l’on touche, aussi bien le sien que l’autre, que comme
des ennemis, que comme des obstacles à un plus grand bonheur,
dont la sourde nostalgie ne cessait de progresser au milieu des
sourires, des larmes et des fièvres. On a soif d’arracher les
couvertures, de rejeter loin de soi comme une fleur morte et
pourrie ce corps dont on s’était orné, de se laver, de partir, de
courir dans un air véritablement libre et dans la lumière du
jour. Tout ce qu’on jugeait délicieux et vivant ne paraît plus
qu’une main-mise sournoise de la mort sur un domaine qu’on
aurait dû lui défendre. Cette cuisse semble me mordre le ventre,
me souiller, me faire du mal ; et je découvre une ennemie mortelle
dans cette femme dont mes baisers ont fait tomber le masque.
On se trouve ridicule; cette révolte instinctive de la chair a encou
ragé la pensée à revenir, et le sang-froid désarmant qui accom
pagne la pensée. On se demande par quelle aberration on a pu
se laisser mettre dans une telle posture, on écarte le drap, et
l’on scrute d’un œil désabusé le corps de sa maîtresse ; on voit
à quel point de laideur peut atteindre un corps de femme qui
n’est pas parfait, et le mécanisme de l’intelligence étant mis en
action, on glisse, dans un oubli complet de la situation, à des
raisonnements, à des comparaisons ; on se demande si l’on ne
trouverait pas le corps d’un homme plus près de soi et moins
décevant. Mais le froid a réveillé la femme ; elle lève ses paupières,
elle ouvre sa bouche que tant de baisers et de fards ont rendue
habile et fripée ; et, sans qu’on puisse jamais savoir si elle
éprouve les mêmes impressions de désillusion ou de souffrance,
si elle parle pour s’étourdir, ou simplement par habitude, ou si
vraiment elle est sincère, elle dit en vous nouant les bras autour
du cou : « Que je suis heureuse, que je t’aime. » On reste silen
cieux, contracté et fuyant... Elle insiste... Ses lèvres vous cher
chent la bouche, la poitrine, la langue. Elle murmure : « Dis-moi
que tu m’aimes. » Et alors, poussé par on ne sait quelle lâcheté
ou quelle pitié, on répond : « Je t’aime », et la langue qu’elle
cherchait cesse de se dérober. Avec une sorte de résignation,
on ferme les yeux, on l’enlace ; un nouveau désir, trop tardi
vement venu, trop partiel et trop mécanique pour qu’on triomphe,
revient, et l’on s’abandonne à l’incomplète et factice ivresse
qu’on a si longtemps sollicitée. Puis on ne sait plus ; on ne sait
plus à quel moment l’on fut victime d’une aberration : quand
on voyait dans la chair l’obstacle, ou lorsqu’on la divinisait,
on est à bout de forces ; on ne cherche plus à conclure ; on
remet la conclusion à plus tard ; on essaie de penser que ce jeu
de balance est fatal et humain, et d’un cœur indécis, on sonne
le maître d’hôtel pour qu’il apporte le chocolat et le beurre.