ÇA IRA !
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Place Ciichy. La lueur fauve des
lampes à arc inondait le pavé humide et
sombre, noir et or, et se répandait sur
les échoppes débordant de fleurs,
mimosas, lilas et violettes. Jacques
passait. Soudain quelqu'un lui toucha le
bras et il entendit une voix qui s’adres
sait à lui, parfaitement, quelqu’un l’avait
aperçu dans la fournaise et l’interpellait:
“ Mon bon monsieur, achetez-moi mes
violettes. „ C’était une pauvre femme
frileusement enveloppée dans un châle
et qui lui tendait un bouquet de violettes
fraîches. Jacques refusa évasivement. Il
ne pouvait cependant pas lui acheter
ses violettes à cette pauvre femme,
mon Dieu, qu’en aurait-il fait ? Qu'im
porte. Jacques se réjouissait de ce léger
incident et comme l’autobus Odéon
stoppait devant lui il se glissa parmi le
flot confus des voyageurs.
Le lendemain après dîner Jacques'
flânait au quartier latin, en attendant
l’heure des cours. Tout de même, se
dit-il, il faudrait que je trouve quelqu’un
à qui acheter des violettes, puisque c’est
l’usage à Paris ; et il suivit une gentille
petite péripatéticienne qui venait de
sortir du Luxembourg.
Il passa près d’elle. C’était une
créature charmante. Des cheveux d’un
blond cendré ; des yeux flamme de soufre
et dans toute sa personne l’élégance un
peu hautaine qui n’appartient qu’aux
parisiennes. Jacques hasarda un regard
sur elle mais elle ne s’en aperçut point.
Il insista mais elle baissa aussitôt les
yeux. Mon Dieu, que les femmes sont
donc vertueuses à Paris, se dit-il, mais
qui sait ? peut-être ne le sont-elles
qu’avec moi. Cette pensée lui fit peur.
La jeune femme s’était arrêtée devant
la devanture d’un libraire. Jacques
s’approcha d’elle. Lui aussi s’intéressait
aux livres. Il se dit : c’est une intellec
tuelle. Elle avisa une pile de bouquins
tout frais qui sentaient encore l’impri
merie et elle en enleva un exemplaire.
C’était une édition nouvellement parue
des Fleurs du Mal.
Jacques Roseau la regardait du coin
de l’œil avec un sourire amusé. La jeune
femme feuilletait les pages du livre du
bout de ses doigts délicieusement gantés,
lorsque soudain d’un geste léger elle prit
le livre sous le bras et s’en alla d’un air
désinvolte et plus dédaigneux que jamais.
Jacques en demeura quelques instants,
rêveur.
Voilà comme on cueille les fleurs du
mal, se dit-il. C’est vrai, ce larcin doit
singulièrement augmenter le charme de
cette lecture. Quelle perversion élégante
dans ce geste. Non, ce n’est pas à celle-là
que je me permettrai d’acheter des
violettes. p AUL neuhuys.