Full text: Ça ira (2 = 1920, mai)

deux tendances traditionnelles de l'art 
de notre race, s’ajoutent encore une fan 
taisie et une grâce renouvellées d’un 
Watteau ou d’un Fragonard. ^ 
En outre, l’importance que tient en 
son œuvre l’élément spirituel, joint à 
ses hantises de la mort et du néant, font 
d’Ensor un des grands précurseurs du 
nouvel art plastique. 
C’est tout cela, qui s’impose irrésisti 
blement à l’esprit du visiteur, en même 
temps qu’une admiration infinie pour 
cet impénétrable artiste. 
A présent, mes regards le fixent 
éperdument.,.. Cet homme, auquel son 
génie énigmatique prête uu caractère 
surnaturel, acquiert à mes yeux des 
proportions de visionnaire, et je l’inter 
roge anxieusement.... Il ne parle guère. 
De temps à autre, une phrase brève, 
doucement prononcée et naïve de sens. , 
Un rire parfois, ingénu comme un rire 
d’enfant.... D’où lui viennent donc ces 
terrifiantes hallucinations qui le tour 
mentent aux heures de création ; en 
quels abîmes dantesques plonge alors 
son imagination fiévreuse ? Assurément, 
tel Rimbaud et Edgar Poe, ce peintre 
est maudit ! A de certains moments, il 
se dédouble, d'occultes influences l’agi 
tent et son être entier est livré sans 
défense aux mystérieuses impulsions qui 
guident son pinceau magique. 
C'est à cette même inspiration désor 
donnée qu’obéit le musicien qui, chez 
Ensor, complète le peintre. 
Voici que le maître s’est assis à 
l’harmonium et qu’un étrange miracle 
s’accomplit. Une musique irréelle s’élève 
de l’instrument, d’abord légère et sub 
tile, mais dont la gaieté et l’enjouement 
acquièrent bientôt un caractère artificiel 
et douloureusement ironique. Des ryth 
mes de danses jaillissent allègrement des 
touches, entrecoupés de plaintes et de 
gémissements. C’est le ballet des ma 
rionnettes, dont la musique fantasque 
évoque une agitation puérile et vaine 
de choses inexistantes. 
James Ensor compose et joue sans 
connaître les moindres éléments de la 
technique musicale. Et c’est tout 
instinctivement que sont créées ces 
mélodies troublantes, échos fidèles d’une 
divine harmonie intérieure. 
Et les motifs se succèdent, déconcer 
tants et variés comme les toiles qu’ils 
interprètent. 
A présent, le soir tombe. Les accords 
tragiques d'une marche funèbre reten 
tissent sourdement à travers la chambre, 
qui s’emplit peu à peu d'ombre et de 
mystère. Par moments, les notes élevées 
du clavier semblent mêler d’ironiques 
ricanements au rythme lugubre. Les 
masques effrayants qui peuplent l’atelier 
paraissent s’animer aux accents de cette 
musique diabolique. Ils me considèrent 
fixement avec les trous béants de leurs 
orbites vides.... 
Et une peur irraisonnée me serre le 
cœur, au milieu de cet atelier angoissant 
et en présence de cet homme miraculeux 
qui joue toujours, en proie à de secrètes 
obsessions. 
Lorsque la mélodie s’achève enfin, 
l’écho s’en prolonge en moi, indéfini 
ment. 
Et c’est tout dérouté que, quelques 
instants après, je me retrouve dehors.... 
Au loin, le soleil se noie, écarlate, dans 
la mer, tandis qu’une foule frivole 
s’agite dans le soir violet. 
Oh ! cher grand maître, comment
	        
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