deux tendances traditionnelles de l'art
de notre race, s’ajoutent encore une fan
taisie et une grâce renouvellées d’un
Watteau ou d’un Fragonard. ^
En outre, l’importance que tient en
son œuvre l’élément spirituel, joint à
ses hantises de la mort et du néant, font
d’Ensor un des grands précurseurs du
nouvel art plastique.
C’est tout cela, qui s’impose irrésisti
blement à l’esprit du visiteur, en même
temps qu’une admiration infinie pour
cet impénétrable artiste.
A présent, mes regards le fixent
éperdument.,.. Cet homme, auquel son
génie énigmatique prête uu caractère
surnaturel, acquiert à mes yeux des
proportions de visionnaire, et je l’inter
roge anxieusement.... Il ne parle guère.
De temps à autre, une phrase brève,
doucement prononcée et naïve de sens. ,
Un rire parfois, ingénu comme un rire
d’enfant.... D’où lui viennent donc ces
terrifiantes hallucinations qui le tour
mentent aux heures de création ; en
quels abîmes dantesques plonge alors
son imagination fiévreuse ? Assurément,
tel Rimbaud et Edgar Poe, ce peintre
est maudit ! A de certains moments, il
se dédouble, d'occultes influences l’agi
tent et son être entier est livré sans
défense aux mystérieuses impulsions qui
guident son pinceau magique.
C'est à cette même inspiration désor
donnée qu’obéit le musicien qui, chez
Ensor, complète le peintre.
Voici que le maître s’est assis à
l’harmonium et qu’un étrange miracle
s’accomplit. Une musique irréelle s’élève
de l’instrument, d’abord légère et sub
tile, mais dont la gaieté et l’enjouement
acquièrent bientôt un caractère artificiel
et douloureusement ironique. Des ryth
mes de danses jaillissent allègrement des
touches, entrecoupés de plaintes et de
gémissements. C’est le ballet des ma
rionnettes, dont la musique fantasque
évoque une agitation puérile et vaine
de choses inexistantes.
James Ensor compose et joue sans
connaître les moindres éléments de la
technique musicale. Et c’est tout
instinctivement que sont créées ces
mélodies troublantes, échos fidèles d’une
divine harmonie intérieure.
Et les motifs se succèdent, déconcer
tants et variés comme les toiles qu’ils
interprètent.
A présent, le soir tombe. Les accords
tragiques d'une marche funèbre reten
tissent sourdement à travers la chambre,
qui s’emplit peu à peu d'ombre et de
mystère. Par moments, les notes élevées
du clavier semblent mêler d’ironiques
ricanements au rythme lugubre. Les
masques effrayants qui peuplent l’atelier
paraissent s’animer aux accents de cette
musique diabolique. Ils me considèrent
fixement avec les trous béants de leurs
orbites vides....
Et une peur irraisonnée me serre le
cœur, au milieu de cet atelier angoissant
et en présence de cet homme miraculeux
qui joue toujours, en proie à de secrètes
obsessions.
Lorsque la mélodie s’achève enfin,
l’écho s’en prolonge en moi, indéfini
ment.
Et c’est tout dérouté que, quelques
instants après, je me retrouve dehors....
Au loin, le soleil se noie, écarlate, dans
la mer, tandis qu’une foule frivole
s’agite dans le soir violet.
Oh ! cher grand maître, comment