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ÇA IRA !
qu’une volonté d'opposition, bref qu’un
évènement, il n’aurait pas résisté à la
formidable pression britannique. Mais
l’esprit Sinn-Fein est une réalité, sa
propagande s'appuie de tout son poids
sur une réalité, et l’évènement n’est
qu’une pâle application d'une mentalité
fondamentale. Nous en aurons la preuve
sous peu. Quand l’Irlande aura conquis
sa liberté, les historiens seront bien em
pêchés de raconter leurs anecdotes
coutumières à son endroit. Mais l'his
toire sera plus riche d’une période.
L’évènement actuel, — combats, con
quête, affranchissement — disparaîtra
de la scène, bien qu’il soit beaucoup
plus sensationnel que la création d’une
Tchéco-Slovaquie ou la renaissance
d'une Pologne. Comme celui de tous
les accidents, le récit de la naissance et
de la mort de ces Etats prendra de
nombreuses heures. Comme tous les
équilibres stables, comme tous les affer
missements de réalités, le récit de la
grandeur irlandaise se résumera en vingt
lignes. Et les hommes qui la bâtissent,
écrasés par leur œuvre, absorbés dans
le rayonnement de la réalité, dispa
raîtront de l’histoire, tandis que les
victimes des évènements de l’Europe
centrale resteront, dans une foule de
livres, la proie d’une foule d’historiens.
L’Irlande autour de nous, n’est pas le
seul exemple d’une réalité positive qui
s’affirme en dépit des évènements.
L’Allemagne en est le plus caracté
ristique, peut être. Mais j’ai trop insisté sur
ceci, partout, pour y revenir encore et
m'y arrêter longtemps, D’ailleurs, il est
certain qn’en dépit des “ évènements „,
— désannexions polonaises et couloir
de Dantzig, attribution de trois millions
d’Allemands à la Tchéco-Slovaquie,
séparation inique de l’Autriche alle
mande, occupation de la Rhénanie —,
la réalité allemande dont Bismarck avait
été le simple comptable, persiste, s’affer
mit et reserre ses liens. Nul traité de
Versailles, nulle fureur impérialiste, nulle
volonté de démembrement n’auront
raison de cette réalité, de cette vérité,
avec laquelle, bonne ou mauvaise, on
doit compter. Et quand les nationalistes
intégraux dénoncent comme des ma
nœuvres machiavéliques les aspirations
de Vienne vers une Allemagne unifiée,
ou les résistances de la Haute-Siiésie à
une polonisation arbitraire, ils consta
tent à vrai dire, des faits, ils vérifient
cette réalité.
Pour la Russie, voici encore le même
spectacle. On a beau soutenir contre
elle des factieux, tailler des Ukraines
dans son territoire, et la bloquer avec
des navires de guerre, la réalité russe
ne sombrera point. Je veux bien admet
tre que des hommes peu clairvoyants
aient hésité pendant quelques mois avant
de savoir dans quel parti cette réalité
russe allait s’incarner. Mais depuis lors le
doute est impossible et les efforts des réac
tionnaires occidentaux ne pourront pas
jeter la confusion dans les cerveaux
honnêtes. On a crié à la surprise, à la
tyrannie, au règne de la terreur. On a
cherché en d’autres termes, à accréditer
la fable que le bolchévisme était un
évènement, mais s'opposait à la réalité,
— c’est-à-dire à la volonté, à la foi, au
patrimoine sacré du peuple russe. Mais
qui trouvera-t-on pour affirmer encore
sérieusement ces choses sur le cadavre
de Koltchak, après la fuite de Dénikine
et de Youdénitch, devant l’effondrement