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BLAISE CENDRARS
Ainsi qu’un acrobate public tend une corde autour du lieu de ses
exploits, afin de ne pas être dérangé dans ses tours de passe-passe et,
aussi, afin de ne pas écraser un bon bourgeois d’un haltère creux de
cent kilos, je tends, entre eux et moi, le câble d’acier de mon mépris.
Je déplace les poteaux, j’enfonce, à coups de maillet, les piquets multi
colores de leur sentimentalité et j’allonge le câble des mille fils tirés
de mon orgueil. Autour de moi, font cercle, se pressent des caricatures,
des faces grognonnes d’hommes, des femmes curieuses et des gosses
ébahis; il s’agit de les épater tous, de les leurrer, de les éblouir, par le
jeu de mes muscles autant que par le jet de mes paroles, afin d’arracher
à leur sale nature, d’extirper à leur avarisme, le pauvre sol de cuivre
qu’ils me jetteront. C’est tout ce que je puis recevoir d’eux, en échange
de mon effronterie. Tout dépend de la péroraison, du boniment : il me
faut apprendre à bien mentir.
Donc, jour par jour, amasser les sous reçus, les bas mots qui leur
sont échappés, puis les échanger contre un écu sonnant, une bonne page
d’écriture. C’est la pose que je choisis, celle du hâbleur, du charlatan.
Rien ne saura me distraire de ma littérature; que Caliban peste après!
Je suis à bonne école. ))
Puis il accola à cette boutade de tristesse, car il n’était pas trop
rassuré, l’opinion suivante de Rémy de Gourmont :
(( En un de ses Paradoxes, où il a parfois un peu de l’ironie de
Heine ou de l’esprit de Schopenhauer, M. Max Nordau a dessiné le
plan machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait l’a rebours
de la morale usuelle, et non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette
école existe : c’est la vie. ))