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III
C’était Pâques. Il ne pouvait travailler. Une semaine de jours
fériés. Le magasin était fermé, toutes ses gens à la maison.
Alors, il sortait.
En Russie, plus qu’ailleurs, la foule de la rue est vivante.
C’est le seul pays où l’on puisse encore voir la vaste foule chré
tienne, la foule sombre, taciturne, qui grouille au fond de nos légendes,
qui bruit entre les feuillets des vieux bouquins du moyen-âge, qui les
vivifie comme une mer ivre.
Ces paysans en peau de mouton, ces soldats en esclavine, toute
cette vie fourmillante des petites gens sales et loqueteux, les alcools,
les brandons des passions, l’ivresse de la foi, parfois les névroses hallu
cinées et mystiques presque, la tristesse, la mélancolie et cette résigna
tion du (( nou ladno » asiatique, tout ceci et tout cela, ces corps noueux,
ces visages ravagés, la bonhomie, cette langue douce, enfantine, vigou
reuse et imagée autant que le vieux français, faite de proverbes justes,
de jurons crus, de chansons naïves, la terreur, et jusqu’au juif maigre qui
passe courbé, enveloppé dans son long caftan, et jusqu’à la force de la
police, brutale en son insolence, est bien ce qui bout et se remue, ondoie
lourdement et fuse parfois en de rudes chocs, ruts, sang et larmes chez
nos vieux chroniqueurs.
Théophile Gautier, en quelques nobles passages de son admirable
(( Voyage en Russie » a fixé plastiquement quelques aspects extérieurs
de ce peuple si lointain : la rue, les petits marchands, les chevaux. C’est