BONSOIR M. PICASSO
C’est Picasso qui nous a donné les clefs de la
nouvelle peinture. Ses mérites historiques sont in
contestables. Son œuvre évoque maintenant plus
d’enthousiasme que de restrictions. Son nom est
des plus populaires. Le mouvement innové par iui
est aujourd’hui tout à fait officie! et presque « re
connu d’utilité publique ». Malgré cela, les « is-
mes » qui viennent de paraître se réclament en
core du nom de Picasso comme de celui d’un
grand chef d’avant-garde. Reconnu déjà par les
«vieux », et encore par les jeunes, Picasso est
aujourd’hui à son apogée. Il a même sa légende,
qui embellit tous ses faits et gestes.
Picasso devînt à un certain degré l’éten
dard de notre époque, un symbole de tout ce qui
est nouveau, un synonyme d’avant-garde. Mais
le fait de cette situation extraordinaire et privilé
giée exige que la nouvelle génération se pronon
ce d’une façon aussi claire que possible pour ou
contre Picasso. Cette génération doit préciser
son attitude envers Picasso, qui passe toujours (et
encore) pour son chef et pour le porte-parole
de notre époque. Nous ne voulons pas nier sa
grandeur et même son « génie » (nous employons
ce mot en nous rendant compte de la responsabi
lité et du prix des paroles). Nous apprécions ses
valeurs réelles et avant tout ses grands mérites.
Mais d’autre part nous sentons la nécessité de
porter de graves accusations contre ce Picasso,
dont le visage est aujourd’hui entouré de l’auréole
trouble d’une centaine de monographies, qui célè
brent le personnage du « maître de Malaga ».
Nous n’avons nullement l’intention d’analyser les
«époques» rouges, jaunes, vertes, violettes et ultra
violettes de son œuvre. Nous soulignons seule
ment que, dans les débuts du cubisme, Picasso tout
comme les autres peintres cubistes, a su s’imposer
une discipline constructive, qui a décidé du succès
de ce mouvement. Cette auto-modération et l’ob
jectivité universaliste n’ont duré que quelques
années. Picasso a abandonné « les natures mor
tes » en se laissant entraîner par sa nature vivante
d’arlequin, pour remplacer la discipline créatrice
par « l’explosivité de son talent », par « l’in
domptable caractère espagnol» etc... « L’artiste a
su se délivrer de règles étroites », « il a rompu ies
liens qui gênaient son vol », « par la force du
génie » etc., etc. — comme si la critique parlait
d’un acteur ou d’un artiste déjà mort.
Nous ne voulons pas dire que toutes les œuvres de
Picasso, d’après les débuts du cubisme, soient sans
grande valeur. Au contraire. Nous accordons que
la plupart de ces tableaux sont marqués des qua
lités de son grand talent. Mais nous jugeons indis
pensable de dire aussi fort et aussi catégorique
ment que possible, qu’il y a beaucoup de tableaux
de Picasso qui ne sent pas dignes de porter son
nom. (Noblesse oblige — le nom de Picasso oblige,
lui aussi), lis sont le résultat de l’abandon de la
discipline pour « le droit du génie », pour « le
droit de se prononcer librement, indépendamment
de toute école ». C’est à ce « génie », qui « ne
connaît pas de règles », que nous devons les va et
vient de Picasso entre le cubisme, le réalisme et le
surréalisme. La critique servile et habile a su con
vaincre « le maître de Malaga » que tout ce qu’il
fait est génial. Grâce à ce procédé on a même pu
coller cette épithète sur la production rapportée de
Dinard, qui fut très soigneusement classée, catalo
guée, numérotée, munie des dates des jours et des
heures, malgré que ce picassisme de Dinard ne soit
que le résultat d’une indisposition exceptionnelle
de l’artiste. La critique défend et pousse Picasso
aux productions de saltimbanque, aux cabrioles
idéologiques. L’initiateur du cubisme s’est privé
lui-même de sa base idéologique, ce qui l’a obligé
à se laisser guider seulement par son « génie ».
Mais si l’intuition et la routine (même « génia
les») suffisent pour les œuvres, l’œuvre exige
une méthode résultant de la conscience du tra
vail artistique, du rapport personnel et moral de
l’artiste avec son art. La précision, la conscience
créatrice, l’effort vers l’ordre -—
tout cela n’existe
pas chez Picasso. Picasso est bourré de « tempé
rament explosif », de « force d’imagination », du
sens du déséquilibre, du culte de « l’inspiration ».
Picasso fut celui qui ouvrit la nouvelle épo
que dans la peinture. Mais certaines clefs, aussi
bien que l’estimable personnage du sommelier,
sont de l’époque passée. Mystérieusement on
a breveté le « génie » de Picasso, en mettant
à l’ombre l’œuvre de Braque dont le « génie » (non
breveté) a su toujours s’imposer le principe de
rigueur morale, de discipline artistique et d’évo
lution.
Il est impossible d’expliquer par une évolution
les « évolutions » d’un saltimbanque, par lesquel
les Picasso tâche de nous éblouir. Cet « artisse »
a le malheur d’avoir l’ambition de garder toujours
sa place de chef d’avant-garde. Picasso se croirait
« avant-gardesque », même s’il était un personna
ge des plus officiels, même s’il était secrétaire
perpétuel de l’Académie Française. Ce désir d’être
toujours d’avant-avant-garde pousse Picasso à
faire des bonds par ci et par là pour à tout prix
rester à flot. Picasso flaire « génialement » tout