MAURICE RAYNAL. 
L'influence du puissant talent de Fernand Léger sur la rue, dis-je, a d'abord emprunté à Léger la conception 
l’art décoratif de son temps et sur l’art de la rue ne pro- de la peinture par a-plats. Cette conception, Léger veut 
vient nullement, comme la mauvaise foi l’a insinué, de la tenir des Primitifs qu'il considère justement comme 
cette prétendue nature décorative dont l’on a voulu faire d’admirables artisans que n’embarrassèrent jamais des 
les raisons premières et dernières du Cubisme traditions qu’ils ne connurent d’ailleurs pas. Cette dispo- 
sition de la sensibilité de Léger montre comment cette 
Le problème est plus délicat à résoudre. dernière a puisé ses sources à l'inspiration la plus spécifi- 
quement humaine qui soit et que conservent jalousement 
D'ailleurs il n’est que de se reporter à l’histoire. Tous toutes les tendances populaires, c'est-à-dire celle de 
les grands mouvements d'art ont exercé de solides réper- l'enfance. Rien de plus normal. Ni l'affiche, ni l'étoife, 
cussions sur l’art décoratif de leur temps. Mais voilà qui ni la décoration du bois ou du métal, ne pratiquent ces 
n’est pas suffisant pour reprocher à Zeuxis et Parrhasios moyens difficiles et qui, pour sonner juste, ne souifrent 
les gentilles décorations pompéiennes. D’autre part, pas la médiocrité : le lyrisme et la simplicité 
rendrons-nous Michel Ange, qui fit pourtant des chande- 
liers, responsable des cariatides des armoires renaissantes? C’est encore cette netteté, cette précision dont les carac- 
Chargerons-nous les mémoires de Watteau et de Boucher, tères ressortissent si implacablement à l'après-guerre 
des dessus de glaces et des trumeaux Louis XV? L’Im- que Léger a inspirées aux magnifiques présentations de 
pressionnisme est-il d’essence décorative pour avoir nos boutiques. En 1924, Fernand Léger nous montrait 
inspiré Loïe Fuller ou Jules Cheret? Non, sans doute. un film demeuré célèbre et qu’il intitulait : Ballet méca- 
Et le seul fait à révéler, c’est que les œuvres d’essence nique. Dans cette composition, qui exerça également sur 
plastique et scientifique ont naturellement influé sur les le cinéma une influence des plus salutaires, Léger s’atta- 
manifestations dont les raisons d’exister ne pouvaient chait à mettre en valeur les objets isolés, chaussures, 
pas ne pas se prévaloir de ces vertus. chapeaux, etc., et à souligner les valeurs plastiques et 
dynamiques considérées comme moyens. De là vint, 
Or, c’est ce qui ressort de l’influence de Fernand Léger sans nul doute, cette double transformation du dessin de 
sur l’art décoratif contemporain. l’affiche publicitaire, et cette présentation des boutiques 
dont l’aspect transfigure les devantures européennes en 
Fernand Léger possède une personnalité artistique dont ppstautant le EEE nav Set dans 
la singularite est nettement delimitee. Il est le plus peintre a peinture, celul def objet dans re x objet maghihe 
de ses contemporains. La peinture demeure chez lui dans ses vertus plastiques, tactiles et colorées. 
comme une sorte d’animalité raisonnable. De là cette 
vigueur naturelle, cette animation personnelle qui lui L'on pourrait également rappeler cette transposition 
fait instinctivement repousser les règles établies, comme du poème de Blaise Cendrars : la Fin du Monde, dont 
secouer le joug de canons et de constantes esthétiques qui Léger, en 1919, composa la typographie. Léger utilisait 
ne sauraient encadrer les élans d’une inspiration purement ici le chiffre, la lettre d'imprimerie, comme ensembles 
sensuelle servie par une imagination sans cesse renouvelée. de valeurs plastiques, quelquefois même idéologiques. 
Et l’on sait combien le publiciste moderne a eu recours 
C’est pourquoi la personnalité de Fernand Léger exerce à cette recréation de nos vieux signes linguistiques. 
une attraction naturelle sur l’art décoratif. Celui-ci manque 
toujours d'imagination. Si l’artisan emprunte à l'artiste, C’est ainsi que pour résumer ces quelques cas parti- 
c’est seulement l’aspect de l’œuvre. Îl retient certains culiers, qui marquent si nettement l'influence de Léger 
détails superficiels, il les amplifie, il les caracature. Et sur les arts mineurs de la décoration, de la boutique et 
généralement, une fois la surprise passée, l’artiste inspira- de la publicité, 1l est encore nécessaire de montrer comment 
teur éprouve certaine gêne devant ces ébauches bâtardes ces derniers ont dénaturé, sans s’en douter, mais comme il 
qui, pour rendre hommage à sa valeur, n’en constituent convenait, les intentions de l’artiste 
pas moins des contre-sens. 
| Sans aucun doute, l’aspect général de la décoration 
Mais voyons comment s’est propagée l’influence de la respecte l’aspect de l’œuvre de Léger. En réaction contre 
sensibilité de Léger sur l’art de ces rues pour lesquelles les déliquescences impressionnistes, Léger pratique la 
l'artiste conserve une prédilection naturelle. netteté, la précision, la pureté que tout normalement 
vient lui inspirer ce mécanisme contemporain à qui une 
La rue moderne semble d’abord faite à l’usage de Léger. sorte de mathématique concrétisée et colorée confère une 
De grandes masses architecturales coupées d’éclats auda- animation impeccablement mesurée. De cette nouvelle 
cieux mais magnifiquement accordés. C’est la vie, la figure de l'heure l'artiste a tiré un nouveau romantisme. 
vie non pas sottement transposée du domaine littéraire Mais l’art décoratif qui, lui, ne vole jamais de ses propres 
mais picturalement recréée. Rien de plus naturel, par ailes interroge Léger, et tout en se fiant à sa superficielle 
conséquent, si l’art de la rue emprunte à la sensibilité d’un connaissance des destinées de l'art, ne perd pas de vue le 
artiste qui base les prodromes de son art sur les données côté utilitaire de ses intentions. C’est la le propre de l’art 
immédiates de la sensualité picturale. Pour frapper plus décoratif. Des procédés de Fernand Léger, de ces moyens 
sûrement l'imagination, la rue veut des moyens directs, qui ne concourent qu'à des fins esthétiques, l'artiste déco- 
précis, schématiques et non pas amenuisés, déliquescents rateur ou publicitaire tire un objet, qui de par sa définition 
ou simplement charmants. Il lui faut des synthèses dont sera appelé à jouer un rôle suggestif. Ceci revient à dire 
l’effet soit à la fois rapide et profond, partant une pureté que par les moyens qu'il emploie cet artiste obtient le 
de moyens comparable à celle que fournissent tous les sujet. Et voila-t-il pas le processus d'un art de second 
moyens d’expression populaire. Mais ces moyens sont ordre, qu'il soit décoratif ou non? 
toujours puisés aux sources mêmes de l’inspiration qui 
commande leurs manifestations ; ils ne s’embarrassent De sorte qu’il est aisé, désormais, de comprendre que 
jamais d'art ni de tradition, et c’est pourquoi l’on observe l’art de Léger, qui part, lui, du sujet pour arriver à la 
que l'influence de l’Impressionnisme sur l’art décoratif peinture et n’emprunte à l’objet qu’un concours passager 
fut peu marquante et donna si peu de bons résultats. qu’il a vite fait de rendre inutile, obéit en cela aux injonc- 
tions de l’art le plus pur, du plus grand art. 
L'art de la rue, de la rue mondiale, car l’influence de 
Fernand Léger a gagné les Amériques comme elle s’est MAURICE RAYNAL. 
exercée depuis l’avant-guerre sur toute l’Europe, l’art de (Séleui-“ +, 
ation)