jusqu’au drame chez les autres, art d’analyse d’un côté, vers la syn
thèse de l’autre. Progressivement les grisailles du début se colo
rèrent, les morcellements se fondirent dans la construction nouvelle
et aujourd’hui apparaît un ensemble d’expression qui ne s’est pas
développé hors de la vieille souche. L’aspect du tableau est diffé
rent de celui d’hier et c’est logique mais son langage c’est le même
qui a subi la loi du temps, de “notre” temps qui lui apporta à son
tour et qui est, nous en avons l’orgueil, plus grand que les plus
grands du passé. Il a enrichi un mode d’expression suprêmement
humain et ne saurait se satisfaire d’un compromis sans développe
ment possible. Les grands bouleversements qui se produisent ac
tuellement auront chassé les rhétoriques creuses, démoli les petites
chapelles où seuls les initiés pouvaient y lire les grimoires. On ne
veut pas plus d’une peinture de vieillards que d’une peinture de .
raisonneurs à la manque. Il faut quelque chose de sainement
humain et de neuf, transposition dans le mode peinture intelligible
des mille nuances de notre vie. Il ne faut pas se méprendre sur
l’apparente inintelligibilité de certains tableaux actuels, c’est la
même inintelligibilité que celle qui existait hier pour les tableaux
des peintres nouveaux d’alors et qui a disparu depuis. C’est simple
ment momentané parcequ’il est impossible de goûter si l’on n’est
pas adapté, et les éléments nouveaux surprennent encore au
point d’empêcher la réaction qui se traduit en émotion. Il faut
trop d’explications actuellement, trop parler à la compréhension
pour se justifier, pour se faire entendre mais malheureusement,
comprendre n’implique pas la jouissance des sens. Et l’oeuvre
d’art est jouissance. Elle implique un certain déséquilibre hors de
l’espace, une sorte de rupture avec l’intelligence: elle renouvelle
aujourd’hui ses moyens simplement parceque ceux d’hier se sont
émoussés mais elle veut atteindre le même résultat, déclancher la
même émotion qu’eurent devant les oeuvres d’art de leur temps
les hommes d’autrefois. J’insiste parceque je suis certain que le
terrain d’entente peut en bénéficier, la jouissance des sens n’a pas
bougé depuis toujours, l’émotion est une qualité qui est la même
partout, seuls les moyens différent, sont plus ou moins rudimen
taires, plus ou moins compliqués, selon la qualité des individus mais
n’ont pas d’autre fonction. Donc, rien d’absolu. Il serait ridicule
ment puéril de croire détenir la vérité intégrale, autant d’hommes
autant d’interprétations de cette vérité, autant de subtiles diver
gences dans les moyens pour aboutir aux mêmes Meus cependant.
Seuls le départ et l’arrivée, désir et jouissance sont identiques chez
les individus de tous les temps et de tous les plans. L’artiste cherche
par se moyens à créer une commune mesure pour faire partager
son émotion aux autres hommes, il n’aurait droit à l’obscurité que
s’il s’adressait à lui seul exclusivement, s’il sort de lui-même pour
s’adresser à la foule il doit, non pas faire des concessions à cette
foule c’est a dire encourager sa paresse, mais lui montrer ce qu’elle
contient et qu’elle est incapable de révéler toute seule. Il doit
être le témoin implacable et parler de façon à pouvoir être entendu
un jour, or, jamais il ne le sera s’il prétend inventer de toutes pièces
un langage chiffré pour le substituer à la langue du peintre riche
des apports de tant de générations, il n’y aurait là d’ailleurs qu’un
subterfuge, autant vaudrait ne plus vouloir parler qu’avec des signes
au lieu de se servir des mots que nous possédons et qu’il a fallu
tant de siècles pour mener jusqu’ici. Le tableau ne doit se justifier
qu’en lui-même, chacun doit pouvoir le subir dans sa vérité s’il
porte un peu de vérité, et j’entends une vérité objective et non un
relatif de cénacle, une vérité capable de rayonnement non une
hypothèse incontrôlable: le peintre pour s’exprimer dans l’intelli
gible doit donc affronter le “poncif” loyalement et le renouveller,
la solution est-là, pas ailleurs, les réactions complexes de son époque
s’il la considère non dans l’accidentel mais dans son ensemble, le
conduiront à ajouter à la syntaxe et aux lois de son mode d’expres
sion des nouveautés suffisantes pour synthétiser le rapport du
coefficient humain de son temps à l’illimité universel; ainsi don
nera-t-il une base neuve de comparaison authentique et sera-t-il
capable de toucher et d’émouvoir. Un nombre ne vaut que par la
saveur qu’il apporte, l’homme a fait Dieu à son image imaginant
ainsi un rapport concentrique de lui à l’univers. Rien de nouveau
par conséquent, rationelle évolution de la compréhension, oeuvre
du temps uniquement. Aujourd’hui le peintre se développe dans
une interprétation plus grande, il touche à plus de transposition
voilà tout. Quoi de plus naturel? De même que la découverte de
l’imprimerie a libéré la peinture d’une mission philosophique et
littéraire, les découvertes de ce temps-ci photographie et cinéma
tographie la libèrent du rôle documentaire et des problèmes de
mouvement, et les multiples façons de se mouvoir influencent les
notions de perspective et les élargissent. La peinture gagne en
pureté et en signification. Son véhicule bouge matériellement mais
il ne transgresse pas aux fins éternelles, il s’organise par l’intelli
gence et l’intéresse en organisant et intéressant notre oeil, car c’est
une parole adressée à l’oeil, comme la musique est une parole
adressée à l’oreille, comme les rythmes de la poésie furent inven
tés pour répondre encore aux exigences de l’oreille. Nous vivons
dans un monde à cinq sens et notre intelligence ne travaille que
pour en conserver la sensibilité. La peinture bouge par l’intelli
gence pour empêcher la paresse de notre rétine, celle-ci se cabre
devant les formes nouvelles qui lui paraissent monstrueuses et c’est
ce mouvement même qui la sauve de l’arrêt, de la mort: la
peinture est représentative avant tout, se servir d’elle pour soutenir
une idée, c’est se servir du moyen le plus limité, une phrase soulève
plus de plans qu’un tableau à visée intellectuelle, l’intelligence
soupçonne des infraviolets et des ultrarouges mais l’oeil ne les peut
concevoir. Restons donc dans les limites du tableau, le champ est
encore vaste, les tableaux ne se justifient pas avec un raisonnement
mathématique, ils ont leur saveur propre comme des fruits et
comme eux une variété infinie. La difficulté d’aujourd’hui pour les
goûter opère une sélection chez le spectateur et rien de plus, il n’y
a pas plus d’individus qui aiment Rembrandt que d’individus qui
aiment Cézanne. L’apparence est trompeuse, pour beaucoup l’ad
miration de Rembrandt s’apprend sur les banes de l’école et cela
suffit à faire illusion à leur propre goût. En vérité ceux qui aiment
Rembrandt pour ce qu’il fût aiment et comprennent Cézanne et
pressentent déjà les peintres nouveaux qui expriment courageuse
ment les valeurs de leur temps. Les indignations n’ont aucune im
portance, la routine paressseuse qui s’oppose à la vie, empêche de
comprendre, mais les peintres d’aujourd’hui n’ont demandé à per
sonne la permission de leur octroyer de nouvelles licences, les
libertés se prennent brutalement, on ne les sollicite pas, ils les ont
et ne les abandonneront plus; à ceux qui regardent de faire à leur
tour l’effort nécessaire pour discerner dans l’ensemble et devancer
le jugement du temps qui remettra tous les débordements à leur
place.
ALBERT GLEIZES.
NAIN