Sophie Taeuber et Jean Arp avec des marionnettes pour König Hirsch (Le Roi Cerf) de Carlo Gozzi, 1918

Cette photographie est un rare témoignage de la période Dada à Zurich, dont il ne reste généralement que de très rares clichés historiques. Ernst Linck, dont le studio photographique était à deux pas du Café Odéon, était alors chargé de tout l’enregistrement photographique de la mise en scène du König Hirsch (Roi Cerf), avec des marionnettes. Il s’agit ici d’une image de travail, mais la fascination qu’elle exerce vient de la présence de l’artiste Sophie Taeuber, créatrice des marionnettes, et de Jean Arp. Son examen suscite une réaction et sa contemplation nous amène à chercher. Ces deux-là s’étaient rencontrés en 1915 à la Galerie Tanner et se marièrent en 1922. La liaison avec Jean Arp introduisit Sophie Taeuber dans le cercle Dada. Elle participa au mouvement avec des contributions artistiques, tout en créant par ailleurs des liens avec d’autres instances culturelles de Zurich : Schule für Bewegungskunst (École pour l’Art du mouvement) de Rudolf von Laban, où elle fut élève à partir de 1915, et le Kunstgewerbemuseum (Musée des Arts décoratifs), où elle enseigna à partir de 1916 le dessin textile, la broderie et le tissage en tant que directrice de la classe de Tissu. Sur la scène dadaïste, elle suscita rapidement l’adhésion par ses danses abstraites et bizarres qui défiaient la pratique conventionnelle. Son œuvre plastique, partiellement élaborée en étroite collaboration avec Arp, n’accéda en revanche que plus tard à la notoriété. Lors de l’exposition Das Neue Leben (La vie nouvelle) au Kunsthaus Zürich, en 1919, elle présenta pour la première fois des têtes et des marionnettes dadaïstes, reprises ensuite dans le dernier journal Dada de Zurich, Der Zeltweg (1919). Le langage formel de ces marionnettes faites de cubes, de quilles et de boules offre des similitudes avec les gravures sur bois symétriques de Jean Arp, qui ont l’air de gabarits pour certaines parties des marionnettes. Les têtes Dada, les marionnettes et les créations textiles originales de Taeuber témoignent toutes du dialogue fécond entre « l’art et la vie » souhaité par les dadaïstes et réalisé radicalement ensuite au Bauhaus.

Les 17 marionnettes de Taeuber ont été conçues pour la pièce féerique König Hirsch (Le Roi Cerf) de Carlo Gozzi (1720-1806). Alfred Altherr, directeur du musée et de l’école des Arts décoratifs, avait lancé en 1918, sur la place Bellevue, la construction d’un théâtre de marionnettes à l’occasion de l’exposition du Werkbund et il avait chargé entre autres Sophie Taeuber de concevoir marionnettes et décor de scène. La réalisation – pionnière par l’abstraction des personnages et le concret du décor – fut très appréciée dans le cercle des connaisseurs : « les décors et les personnages firent sensation » (Tristan Tzara). Le scepticisme de la direction et la propagation de la grippe espagnole firent que la pièce ne fut jouée que trois fois – fait notable : dans une version actualisée par René Morax et Werner Wolff, arrangée en parodie de la psychanalyse avec les marionnettes « Freudanalytikus » (Sigmund Freud) et « Dr. Komplex » (C. G. Jung).

Inscription à l’encre au revers de la photographie (en allemand) : « 1918 / Eigentum Erika Schlegel-Taeuber / von Sophie erhalten ». En bas à droite : cachet du photographe « Ernst Linck / Photographie / Rämistr. 3 Zürich ». Provenance : Hans Bolliger, Zurich, 1980.


→ Sophie Taeuber, Rythmes libres, Z.Inv. 1958/6
→ Richard Huelsenbeck, Hans Arp, Phantastische Gebete, DADA I:51