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TRISTAN TZARA
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remets à plus tard, quand ce me sera plus facile, le désir de m’exprimer
selon ma volonté, sincèrement, sans ménagements, dans toute la clarté
dont je supporte les conséquences. C’est la peur d’une rupture préma
turée qui me fait agir ainsi et pourtant je ne connais pas de souffrance
plus aiguë dans sa subtilité que celle de rester près d’une femme sans
rien lui dire. Des cascades de pensées, absolument inutiles en l’occur
rence, des gammes laiteuses de zébrures obliques se succèdent avec
une rapidité exagérée. L’assonance des mots imaginaires nourrit des sens
apparemment logiques et les images entremêlées de vitesse et de préci
sion — des débris de chair et de terreur dans une région de débâcle —
semblent avoir plus d’intérêt, maintenant que j’écris, qu’elles n’en avaient
en réalité. Cela doit tenir à l’ingénieuse préoccupation que vous donnent
les objets disparus. Le souvenir d’une maladie qui avait mis sa miain
massive sur les stations de ma jeunesse joue à ces heures un rôle doulou
reux et captivant; même surgi comme une seule note faible au piano, il
suffit à dissiper mon attention. C’était en été et j’allais à la campagne
quand, brusquement, je fus pris de vertiges violents. Le médecin ne put
me prescrire que du bromure, dont je gardais une habitude transformée
bientôt en plaisir abrutissant, sans que mon mal disparaisse.
Les vertiges durèrent un mois.
C’est à cette époque que j’ai commencé à écrire.
L’envie de savoir si je pouvais transcrire, avec la même vitesse, ce
qui tombait, roulait, s’ouvrait, volait et se continuait dans ma tête, me
décida. Un simple exercice technique de cœur dévalisé. Je ne réussis pas
et me rendis compte que les mots n’apparaissaient qu’à de rares inter
valles, baignés dans une obscurité dissimulée, liquide et ondoyante. Des
cellules entremêlées, remplies et vidées, remplies et vidées, remplies et
vidées. Dès que les vertiges eurent définitivement cessé, une virilité
diabolique s’empara de mes organes. A ma stupeur, elle me parut iné
puisable et se manifestait, autonome et parallèle, à table, pendant la