TRISTAN TZARA
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dans l’estime qu’elles ont pour les hommes, disposaient de plusieurs
étages, chacun de nous voudrait être seul perché sur le plus haut. C’est
une des indignes occupations auxquelles nous nous livrons avec férocité.
Et sous des formes variées, la jalousie, ombre parasite, grimpe sur cette
terne et uniforme ambition.
Mania partit subitement.
Elle savait instinctivement quel élément précieux était la surprise pour
l’efficacité de la poésie et des situations dramatiques. Elle se disait que
la distance attacherait mieux mon existence à la sienne. Elle ne se
trompait que peu. Car mon imagination commença à travailler avec
plus de perfide ferveur. Elle m’écrivait presque tous les jours et voulait
me revoir.
Un garçon que je connaissais, un de ces êtres sans intérêt qu’on
méprise et qu’on a honte de connaître, ne sachant pas quelle intimité
me liait à Mania, tint un jour devant des amis d’affreux propos sur
elle. Pris à part, il eut des difficultés à s’excuser et inventa une his
toire à laquelle il mêla la responsabilité d’un tiers. Quoique visiblement
fausse, l’aventure m’excita à un tel point (le doute avait déjà substitué
un autre moi-même à ma place) que je partis la voir pour apprendre
la « vérité ». Le brusque départ de Mania me paraissait encore inex
plicable.
Mais la distance avait déjà trop fané ma passion. Pour la première
fois je sentis la fatigue et l’ennui incommoder le flot de mes paroles.
C’était la fin.
C’était la fin vraie mais inavouée, celle qui précède et prépare la
rupture solennelle, la simple formalité des règlements de compte pour
déposer son bilan sentimental.
Nous, les chevaliers du double-moi, nous devons cette formalité à
la beauté de notre coeur toujours en faillite.