LE ROMAN
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cune d’elles certain. On frémit à chaque fois, et l'auteur gagne à tous
les coups. De feuille en feuille, cela devient terrible au point d'en être
drôle, puis fatigant. Dès lors, les personnages et les groupes ont l’as
pect de blocs de sang impitoyablement dégelés à coups de feu. A
chaque coin de rue on bute, désormais sans s'émouvoir, contre des
cadavres. D'étranges suintements glissent au long des pages. Le lecteur,
inquiet soudain, regarde ses doigts. Aucune tache. Ce qui murmurait
dans les caniveaux sombres, à pleins bords, c’est une eau maquillée,
tiède et rose
Le spectacle d'ailleurs est bref. J. Kessel, — déjà — est un vir
tuose de la mise en scène* et du cauchemar.
Il y a là, cependant, autre chose que de l’imagination, une imagina
tion de partisan qui se complaît dans l’horrible, au-delà de toute réalité.
Ieremeï, l’aide du bourreau Timothé Ivanitch, finit par comprendre
que l'on ne doit pas, que l’on ne peut pas porter la main sur la vie
d'un homme....
L'auteur qui est d'origine russe, qui possède une sensibilité très
fine et souvent mystique nous laisse entrevoir et quelques fois précise
la psychologie d’un peuple que la misère et l'ennui ont longtemps tour
menté, que la famine et la soif de vivre plus et mieux tourmente et
« dont la joie a des accents de folie et dont la mélancolie touche aux
termes de la tristesse humaine. »
Tristesse, doux et terrible alcool, circonstance atténuante peut-être.
Fedka le boiteux, {Le chant de Fedka est le meilleur du livre,)
chante, quand s’achève son épopée sur la grand'route :
« Oh! Volga, que notre peuple appelle mère, qui arrache le limon
de la plaine russe pour l’entraîner vers l’Asie ardente, n’est-ce pas
que j'ai eu raison? »
Goût d’une fauve liberté.
Cruelle mélancolie des âmes et des chansons russes, elle est dans
La Steppe Rouge, un livre écrit avec ce qu’il faut d'outre-mesure et de
banalité pour plaire au grand public, avec ce qu'il faut aussi d'images
heureuses et de trouvailles pour attirer l'attention des lettrés, un livre
qui révèle un conteur sinon un écrivain.
Marcel SAUVAGE.