L’ŒUF DUR
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toutes les idylles vaines : les baisers furtifs échangés avec un bruit
de clapotis boueux, les paroles mouillées perpétuellement de
larmes menaçantes comme ces orages qui n’éclatent jamais ;
les caresses folles et réduites, les chères brutalités préparées
inutilement pour la bien-aimée, l’idylle vinaigrée — avec ses
soirs roux et ses nuits vides — d’autant plus exaspérée qu’elle
porte en elle l’impossibilité de son achèvement. Tout cela il le
comprit intensément pendant qu’il parlait à Suzanne et le bel
amour qui aurait pu naître se mourait dans une aurore morne
et trop pénétrée.
Suzanne était arrivée chez elle : elle sonna un peu désappointée
d’un silence qu’elle méconnaissait. Jean s’éloigna : à dix mètres,
d’elle, s’étant retourné dans la pénombre, il regarda Suzanne
avec lassitude : railleur, un rayon de lune éclaira le square pro
vincial où, matrone joufflue, George Sand s’étalait sur une pierre
crasseuse. Jean se prit à l’implorer comme une déesse et murmura
une phrase de révolte facile que jadis ses quinze ans avaient
répété religieusement : l’indignation romantique de l’amie de
Leroux pour les jeunes filles sacrifiées au pacte social retentit
violemment dans son cœur r- il évoqua avec une imagination
rajeunie la gamme fanée des déceptions de Suzanne — Suzanne
clouée sur le calvaire bourgeois d’un lit très vaste violemment
offert dans une chambre, vide de goût à un torrent de lumière
béate masquée timidement par des rideaux grossiers...
Personne n’était venu ouvrir ; Suzanne attendait encore devant
sa porte : Jean dont la pensée venait, un instant, de hurler,
voulut effacer des heures d’épuisement intellectuel ; il courut
à la porte : devant le petit visage de Saxe, il bégaya une question
insignifiante..., déjà Suzanne était entrée.
Le rayon de lune s’était voilé d’un nuage mauve ; la statue
s’éteignait ; la petite ville rendue à ses pauvres becs de gaz et
à son sol gluant de boue vomissait de la prose ; Jean rentra
chez lui comme un bon jeune homme ; parfois le réseau frisson
nant et ensanglanté de la ligne sentimentale de Suzanne agaçait
son cœur qui avait rêvé pour un moment l’affranchissement par
la passion séculaire, mais, comme multiplié par les honnêtes
boutiques et les maisons silencieuses, le mot de volupté balaya
son âme : « La tentative de passion avorta. » Et, tandis qu’à son
tour il sonnait à sa porte, il s’entrevit lui-même dans un proche
avenir — libéré des veilleuses violettes pour s’enchaîner à des
fers plus estimés — avec un crâne luisant coiffé par la calotte
du critique et la main asservie à des pages innombrables et
raisonneuses.
Paris, 11 mars 1921.
Georges Duveau.