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L’ŒUF DUR — 13
peu. Annie entra, donna de la lumière et commença de se désha
biller en criant, à travers les murs, pour sa mère. Moi je lisais
au cahier les phrases courtes qu’elle y avait couchées chaque
jour.
Annie disait :
« Tu sais, maman, que mes paroles sont exactement ma
pensée. Je hais le mensonge. Et si je me contredis c’est que ma
pensée elle-même se retourne, mais à tout moment mes mots
sont avec elle. Ni l’amour ni le plaisir ne m’induisent en ten
tation. Je m’amuse à leurs apparences, mais je m’arrête là.
Et vraiment, maman, tu n’as rien à craindre pour moi ni pour
mon mari à venir. »
Elle avait écrit :
« Savoir ce qu’on veut est trop ardu. Je n’ai qu’une volonté,
de laisser toujours un jeu suffisant entre mes sentiments et
le mot, pour qu’on ne me prenne pas à ce dernier. L’amour
et le plaisir, je ne saurai si je dois les désirer ou les craindre
qu’après avoir perdu la douce possibilité de les craindre ou de
les désirer. J’ai moins peur de la vie que de ma vie, que je ne
hais pas. »
Madame Rolland avait prié Annie de se taire.
Annie, à en croire, les froissements d’étoffe entendus, devait
être presque nue. Je me levai. Elle me tournait le dos. Je m’ap
prochai d’elle et lui mis les mains sur les yeux. Une surprise
évidente et équivoque la saisit. Nous entendîmes le roulement
pierreux de la mer. Puis elle m’opposa deux ou trois monosyllabes
à voix basse. Je ne l’écoutai pas. Elle était nue de corps et
d’âme. Tous les sentiments de ses sens, de ses sentiments, de
ses pensées me devinrent apparents. Ce que contenait de spon
tanéité et de mode son abandon, heurtait les préjugés et l’ins
tinct qui gonflaient son refus. Et ce mélange qu’elle avait de
peur sensuelle, de désir volontaire, d’ignorance impatiente,
de pudeur et de pureté, n’a pas été la moindre cause de mon
plaisir et de mon assouvissement.
J’ai laissé Annie à son sommeil voilà à peine une heure. Le
jour est naissant, brumeux et pâle. A midi, je reverrai Annie
pour déjeuner avec elle, sa mère et nos amis. Puis il y aura un
train, un voyage. Vous, soyez au quai, demain, à m’attendre,
ô mon miroir, et Paris avec vous.
Le Gérant : Jean ALBERT-WEIL.
Imprimerie Alençonnaise, 11, rue des Marcheries.