114 BLAISE CENDRARS
bées, il eut rejoint les autres et en quelques bousculades il les eut dis
persés. Puis il se campa en plein sous le gaz et le dévisagea goguenard...
Il tressaillit.
Il le reconnaissait bien. C’était le vieux vagabond des taudis et des
bouges : le Mécontentement. C’est lui qui étranglait, sinistre, les jeunes
espoirs; c’est lui qui par son approche effarouchait la ronde des jeunes
pensées; c’est lui qui, à coups de matraque, lui balafrait le front de
rides. Puis, après l’avoir à moitié assommé, il le menait boire chez sa
compagne, la Paresse, la gouge échevelée, à l’auberge du Remords.
Une fois là, il avait peine à en sortir, car on y lippait franc et en libre
truandaille. Envie, la ribaude, Doute, l’aigrefin, racontaient les esclan
dres faits en ville; le Découragement pinçait une vieille guitare et chan
tait, épuisé, de vulgaires romances; la Rage, taciturne, suçait son verre,
son œil louche fixé sur ses mains maigres ; la Fatigue, éreintée, courait
autour des tables et servait les clients. Parfois, des escarpes entraient se
rafraîchir, le Crime, le Suicide, et ressortaient. L’Infamie se levait, on
poussait les tables, et au milieu des injures et des obscénités, on dansait.
Lui, auprès de Mécontentement, payait des bouteilles et dépoitraillait
les filles; parfois même se levait et dansait avec la Brute.
Mais, ouiche, aujourd’hui, il n’était pas d’humeur à lui céder. Il
s’approcha du vieux vireloque et, lui tapant sur l’épaule : « Tiens,
v’ià cent sous. Va boire le chnique avec tes garces. » Il y avait une telle
énergie dans son regard que l’autre s’en alla, bougon...
... Il était maintenant très calme. Il croyait avoir pris une grande
résolution, mais ne savait ni quand, ni comment. Il fit des efforts pour
comprendre. Il ne savait rien.
Son cœur était maintenant très pur. Son front serein. Son cœur
battait régulièrement. Et, accompagnant ce bruit, dans son cerveau, une
idée chantonnait à mi-voix : « Travailler — écrire — tout de suite —
sans retard — régulièrement. Travailler. »
Il sourit. Il était presque heureux.
C’est ainsi que des hauts et des bas, des humeurs changeantes, se
suivaient, dans son esprit; ce qu’en allemand on dit « Stimmungen ».