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meubles (car Bonnard a dessiné des meubles), du Pont-Aven de Gau
guin et de Sérusier, son prophète, lequel convertit aux nus maniérés
et aux chevelures stylisées la jeune équipe composée entre autres de
Vuillard et de Bonnard; 1904, les modèles au repos, les études serrées
de valeurs sur un fond uni, c’est le moment où Bonnard devient l’in
timiste de la femme, et Vuillard l’intimiste des soirées sous la lampe;
puis ce sont les places de Montmartre, les femmes au tub (bien diffé
rentes de celles que peignait Degas) les déjeuners, les fruits, les paysages
mouillés comme des chansons de Verlaine — le poète que Bonnard a
le plus aimé, et dont il a illustré le Parallèlement.
Bonnard ne passe guère à Paris que deux mois de l’année; ce sont
ses semaines de réflexion, de méditation; il compare alors entre elles
les peintures qu’il rapporte et cherche à se juger avec clairvoyance.
Le reste du temps il travaille six mois dans le Midi, au Cannet, et quatre
mois en Normandie, à Vernon, près des Andelys, où il possède une maison.
Il avance la main vers un tiroir (une main de peintre avec des ongles
comme écrasés); «Attendez, dit-il, je vais vous montrer quelque chose».
Il me tend alors une petite toile, sa première œuvre, peinte quand il
avait seize ans, un ravissant paysage empreint de cette douceur lumi
neuse très «Ile de France», dont Corot fut le grand harmoniste: «Quand
on est jeune, me dit Bonnard, on s’enthousiasme pour un endroit, un
motif, pour la chose de rencontre, c’est cet émerveillement qui fait peindre.
Plus tard, on travaille autrement, guidé par le besoin d’exprimer un
sentiment; on choisit alors un point de départ mieux en rapport avec
ses propres capacités».
Je regarde, adossée au mur, une nature morte ancienne peinte avec
brio par quelque Italien de 1 ’ottocento, et Bonnard me parle de cette
technique arrêtée, de cette manière qu’apprenaient les vieux maîtres.
La technique s’est libérée de ces recettes, on a tout changé, et c’est bien
plus difficile. En face de chaque œuvre nouvelle, le peintre se trouve
aujourd’hui devant un recommencement.
Pierre Bonnard se juge sévèrement, il est assez fort pour cela. Je
l’ai vu apprécier devant moi tous les tableaux qui sont partis pour l’ex
position de Zurich: ses réflexions étaient tellement objectives que je
croyais l’entendre critiquer la peinture d’un autre. Bonnard n’avait
pas de mots assez cruels pour dire ce qui n’allait pas, montrer telles
qu’elles lui apparaissaient les défectuosités de ses meilleures œuvres:
«Tenez, dit-il, en me montrant un paysage, c’est gentil, mais c’est un
petit motif, c’est embêtant, il faut fuir le petit motif, la petite chose
qui vous accroche et autour de laquelle on brode des inutilités». Avec
un tel peintre; pas d’histoires de rivalités, pas de pose: c’est l’homme
que les gêneurs doivent fuir naturellement. Il faut l’entendre parler
des contrées qu’il aime, sa voix s’anime, il trouve des mots pour dé
crire comme, instinctivement, avec des couleurs, il sait créer cette poésie
des yeux qui nous entraîne dans ces régions intactes et fraîches de l’en
fance, que Bonnard a toujours su préserver. Bonnard a le don d’en
chanter, de peindre juste, de faire croire qu’il improvise tout en tra
vaillant lentement, posément. Parmi les peintres qui se sont plus ou moins