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L’ŒUF DUR
S
PIERRE MAC ORLÀN
Les Matelots
Cela commença comme une maladie de cœur : les tramways
s’arrêtèrent subitement tenus en laisse au bout de leurs perches,
le trolley immobilisé apparaissant ainsi qu’un caillot noir et
aérien au milieu d’un jeu de fils, jamais si bien vus.
Et le sang représenté par les acteurs de la vie quotidienne
reflua vers des abris que l’instinct public imagina on 11e sait où.
Un enfant retardataire galopa sur la chaussée comme un jeune
chèvre-pied aussi peu latin que possible. On remarqua la natte
blonde d’une fillette nubile et, encore plus subitement que ces
détails, l’infinie perspective des candélabres électriques éteints,
de même que des yeux de poissons morts, jusqu’au mystère
horizontal des jardins publics déserts.
Au loin, toutes les sirènes d'usines annonçaient l’heure nouvelle
avec des manières déjà remarq uées en d’autres temps tragiques.
L’immense plainte internationale annonçait dans la cité une rup
ture d’anévrisme assez bien définie par une barricade posée au
milieu de la rue comme un divertissement d’un autre âge.
Ce silence préparatoire pouvait accueillir aussi bien le roule
ment sourd des tambours sauvages rappelant les nègres à leurs
traditions. La flûte grêle d’un ehevrier arabisant pouvait égale
ment permettre au mystère d’avorter, la circulation du sang
ayant repris dans les artères de. la ville.
Droites, pales et toujours élégantes les dactylographes des
grandes administrations financières disparaissaient graduellement
derrière les devantures de fer que l’on baissait sur les vitres déco
rées d’inscriptions d’or en chiffres ronds.
L’ancienne vie sociale se rangea comme lelinge dans lesarmoires
bien tenues. Mille ciels annoncèrent que mille portes se refer
maient sur des idées profondément pacifiques. Le vieux monde
attendit derrière des barrières fragiles avec une curiosité perverse
que la bombe éclatât, de préférence sur la tête du voisin.
Et quelqu’un, dont le nom restera à jamais perdu pour l’his
toire, cria de toutes ses forces, d’une petite voix ridicule : « Les
matelots ! »