GENEVIÈVE PRAT
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le cheval risquait de lui survivre... Dans cette atmosphère d’eau de Seine
où elle se sentait par habitude inspirée, elle me racontait pourquoi elle
avait épousé Zelten.
— Avant Zelten, j’avais eu des amis, mais qui alternaient tous dans
cet ordre : un homme mûr, un tout jeune homme, un homme mûr, un
tout jeune homme. Jamais un homme de mon âge. Tous les dix-huit mois,
j’étais assurée de regagner le monde âgé des collectionneurs d’Outamare
et de Van Goyen, pour retomber, au bout de dix-huit mois, à l’extrême
jeunesse et aider mon ami à préparer son bachot. J’avais à changer de
modes de locomotion et de démarche, de jeux d’argent, de bibelots, de
bien d’autres choses aussi, et de langage. A la rigueur, j’acceptais
d’abandonner le pocker et de jouer la bourre, les pyjamas pour les
chlamydes, de compter par mille francs au lieu de compter par écus,
mais c’était justement ce qui semble appartenir à tous les âges et leur être
commun, qui me donnait à moi l’impression d’être collé à mes années
et à ma génération, la mer, la montagne, les buissons, en allant à Deau-
ville, en un mot, comme disent les potiers d’art, la nature. C’était les
ruisseaux, les forêts, c’était, comme disent les graveurs sur bois, les
Cévennes. Quand les hommes mûrs me parlaient de la pluie ou du beau
temps, cela agissait sur moi comme s’ils me parlaient d’une vieille pluie,
d’un vieux beau temps. Quand les jeunes me parlaient de la tempête,
j’avais l’impression de bébés typhons, d’enfants cyclones. Quelquefois,
nous nous baignions; bien que tout nus, comme disent les ferronniers,
dans mon beau paysage à moi ils m’apparaissaient comme des nus de
Rochegrosse, ou au contraire, de Matisse. Vous pensez de quel cœur
j’ai décidé d’habiter avec Zelten; il était né le même jour que moi; nous
n’avions qu’un anniversaire à nous deux! Tous les grands événements qui
éprouvent l’enfance, la mort de Bismarck, la mort de Jules-Ferry, la
visite à Tanger, Dreyfus et l’exposition des Munichois, nous les avions