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CRITIQUE GÉNÉRALE
pectives et complémentaires : le Mot est abstrait, général ; l'Image est
particulière, concrète. Ce que le premier perd par la froideur, il
le retrouve en extension et en force vituelle. Ce que la seconde gagne
en précision, en couleur elle le perd en nombre. Le mot, né de l'image,
et qui en est la quintessence, son substitut, devra parfois retourner à sa
source pour y retrouver plasticité et coloris. L'image, elle, tendra à se
sublimiser dans le mot.
Le processus mental de l'humanité a dû être le suivant : l'image
cérébrale flottant dans la conscience, reflet direct ou retrouvé des cho
ses, est extériorisée à son tour par le Verbe, puis captée dans le réseau
du Mot écrit. S'il en est ainsi, le goût pour le cinéma n'est qu'une
ressouvenance ancestrale du temps où l'homme, sans voix articulée, ne
voyait flotter dans son cerveau que le reflet anonyme des choses, de
sorte que le cinéma est, comme la danse de salon, un retour incons
cient à l'état sauvage.
Ne plaçons ni trop haut, ni trop bas dans notre estime les appels
que nous adresse à travers les âges notre vénérable aïeul, le pithécan
thrope. Nous ne sommes pas encore des anges, mais nous ne sommes
plus tout à fait des bêtes. Ne nous étonnons donc pas si l'«homo
sapiens », lettré ou philosophe, fatigué d'avoir entrecroisé les fils ténus
entre les mots et jonglé avec les idées, ces fantômes, retourne avec joie
à ce miroir du monde, comme un parvenu, lassé d'avoir à se bien tenir,
aspire à rigoler avec d’anciens copains. Le cinéma est la récréation de
l'intellectuel qui ressent alors le plaisir qu’on éprouve en vacances à
jouer avec le sable et à sentir la matière couler entre ses doigts. Ana
tole France doit être un ami du cinéma.
On croit reconnaître dans le cinéma une supériorité sur la parole,
en ce qu'il est un langage universel. Certes, nous le savons : un film est
compris des nègres (qui se tordent de rire quand ils voient rosser un
blanc) aussi bien que du blanc le plus raffiné qui regarde d'un air
dégoûté les mamelles ballotantes des négresses de l'Afrique centrale.
Mais, cette universalité ne s'étend que sur le monde effectif, c'est-à-dire
sur la vie psychique qui nous est commune à nous autres hommes de
toutes couleurs, et que nous partageons même avec les animaux. Il n'y
a donc pas de quoi se récrier d'admiration : que tous les êtres humains