L’ŒUF DUR — 13
42
Lettre à. Mardi matin.
Je ne vous écris pas de 1’ « Outre mer »; je suis venu passer
mes deux dernières nuits et mes deux derniers jours de repos
au Cap Ferrât. J’ai encore avec moi toute la poussière et tout
le soleil de ma route d’hier dans la montagne. Mes yeux lavés
et relavés rougissent encore de l’une et de l’autre... Vous ne
connaissez pas d’autre double-fond à Nice que les sapinières
de Peiracave. Il y a, à l’occident, les derniers promontoires
des Alpes basses, relevés d’un coup de pouce un peu rude,
tout rocheux et blancs comme sile soleil, à trop y traîner, y avait
laissé de lui-même. C’est vers eux que nous allâmes, Annie et
moi. Une tortue devenue train comme une citrouille carrosse
nous mena, d’abord à leurs pieds. Nous voulions le plus beau ;
nous l’avions amoureusement élu. Au village qui repose au
bas de ses à-pic, nous arrêtâmes un moment notre course jusque-
là silencieuse. Puis nous suivîmes la trace des chèvres en devi
sant. Nous devions découvrir nos philosophes. Et, nous inter
rompant pour humer l’air des bruyères ou crier notre admira
tion des campagnes et de la mer lointaine, nous nous racon
tâmes l’un à l’autre ce que nous pensions du monde et de nous.
« Voyez, disait Annie, comme la matière va toujours courant.
Ici, l’eau creuse un roc. Là, une pousse de romarin s’étend et
se répand dans l’air et, suivant un rythme incessant, ces mon
tagnes et ces plaines s’abaissent, s’élèvent, s’évanouissent et
renaissent. Rien qui demeure en elles ou qui se fige. Mais l’âme,
Jean-Pierre, quelle stagnation. Nous sommes semblables à
nous-mêmes in vitam æternam. Rien en nous qui change, qui
ne soit matière. Et dès que nous renvoyons de nous l’illusion,
dès que nous ne voulons plus nous accrocher à la durée des
choses, nous reconnaissons l’immobilité spirituelle de cette âme
que la matière un jour créa, mais où elle ne veut pas se laisser
prendre. Oui, mon pauvre Jean-Pierre, nous demererons là,
et tout s’en va. »
— « Ces mots, Annie, et ces méditations ne vous vont pas.
Vous auriez dû avoir d’autres idées. »
—- « Taisez-vous, Jean-Pierre, ou ne parlez que pour vous,
mais ne me dites pas ce que j’eus dû vous dire. »
Je réprimai mon sentiment et découvris ma pensée. « Le
monde, Annie, est une caverne très étroite et s’ouvrant tout à
coup sur une salle où reposent des femmes et des trésors déli
cieux. La sortie de la caverne donne sur le néant paré de l’il
lusion du jour et du soleil. Nous nous pressons vers cette sortie
avec des mots et des mouvements malins jusqu’à la tuerie.