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L’ŒUF DUR — 14
grand air espagnol. Je n’ai pas souvenance d’en avoir jamais
vu d’aussi beaux, sinon peut-être à Toulon, dans l’inoubliable
Chapeau-Rouge. Mais je ne tiens pas ici à m’embarquer dans
une description du Chapeau-Rouge. Ce sera pour un prochain
roman. Revenons à Barcelone. Donc, de part et d’autre de la
Calle di Merda, et pendant des kilomètres, les bordels s’ali
gnaient, en rangs militaires, décorés comme des généraux, avec
à la hampe leurs grandes lanternes rouges comme des drapeaux.
On respirait la poudre et les bals à plein nez. En travers de la
rue, d’une maison à l’autre, étaient tendues des ficelles où
séchaient des jupons sans nombre. De sorte qu’on marchait
sous un ciel de jupons. Les cuisines puaient, et par instants il
soufflait une brise chaude toute chargée d’une odeur de latrines.
Sur chaque seuil stationnaient, à l’ancre, attendant le poisson,
des Andalouses épaisses comme des baleinières. Elles étaient
là, droites, le poing sur la hanche, et le talon sur l’oreille, sem
blables à des démiurges. Leurs chemisettes tentiques avaient
l’air d’uniforme bleu horizon. Elles montaient une vague garde.
Et elles étaient toutes poilues.
Parfois, un chien d’offensive aboyait dans un lit. Parfois,
un canari dans une cage, les plumes couleur de Gange, saluait
le soleil très bas avec une voix bouddhique. Parfois aussi,tout
simplement, de l’une des plus vieilles portes, sortait un grand
Castillan très maigre, blême sous un chapeau oblique, l’œil en
désordre, les lèvres épaisses de morgue, et drapé dans un manteau
de pourpre. Il s’en allait, au pas de parade, sur le trottoir sec,
et, de toutes les fenêtres, tombaient sur lui, au hazard, des
roses et des tomates.
Moi, je rôdais tout le jour dans les rues désertes. Les épidémies
de peste ou de choléra sont très propices aux amateurs d’art.
On peut contempler à l’aise, sans pourboires et sans cicerones,
les monuments les plus colossaux (et j’oubliais : sans discours l)
et, dans cet état de demi-abandon qui leur confère une grâce
très respectable, une très fine poudre de ruines. Plus de tramways
dans les rues. Plus d’agents ni de passants. Plus de chevaux ni
de piétons. Plus de ces filles en cheveux qui gâtent les meilleures
places publiques. Plus de soldats quatre par quatre et plus de
vieux messieurs. Plus d’armée ni de magistrature. Plus de taxis.
Plus de goujats. Plus de femmes mûres... A peine, ça et là,
quelques corbillards I
A mesure que Barcelone se dépeuplait (et au tarif de 58.799
par jour...) les jardins publics se repeuplaient. La nature reprend
toujours ses droits. Des moutons à l’abandon campaient autour
des kiosques. Quelques veaux et quelques mules. Les oiseaux
laissés à leur initiative bâtissaient des nids à tour de bras