L’ŒUF DUR
15
36
gage, pouvait me faire penser qu’il s’agissait d’une maxime,
d’un avis qu’elle m’offrait, comme : «Méprise les méchants-
critiques ». Mais le contexte même me montrait qu’il fallait
y voir, ou plutôt y chercher, un titre qui m’était proposé.
Par malheur, je n’ai pu le déchiffrer qu’à demi. J’ai bien
trouvé, dans le premier mot, trois groupes de lettres qui faisaient
un sens à peu près acceptable. Rida pouvait être un prénom
féminin slave, prononcé Rulda ou Rilda, et rad m’a fait songer,
je ne sais pourquoi, aux voies ferrées : un mot Scandinave qui
viendrait du latin « rete », à moins qu’il ne s’apparente à des
mots germaniques qui signifient : « Je fais transporter » : reit —,
rid —. Le groupe intermédiaire : sed, est du moins parfaitement
clair. Donc, je devais comprendre : « Pour rencontrer la belle
Rilda il faut faire un voyage. »
Mais, dans cette explication, j’avais négligé la présence de
«1 » entre sed et rad. Pour en tenir compte, il me fallait donc
considérer un nouveau groupement, dont le sens était : a Le
noble chemin de fer de Rilda » : Ridas edi rad. Du reste, cela
revenait à peu près au même : il y avait toujours une femme et
un voyage, comme dans une séance de cartomancie.
Eh bien, qui était donc cette Rida, et valait-elle le voyage ?
La suite aurait dû me l’apprendre. « Les », qui m’avait paru
si clair devenait incompréhensible. Il valait mieux le considérer
comme une graphie phonétique : « laisse » ; c’est-à-dire : renonce
à Rida et au voyage. Mais le troisième mot commençait par
me donner à entendre que cette personne était « douce » (dlc),
et même qu’elle jouait habituellement de l’instrument appelé
« dulcimer » (dlcm) dont le nom fait si bien dans un poème
inachevé de S. T. Coleridge. Après, tout devenait confus, et
c’est à peine si hyp me faisait prévoir une montée, un effort ;
et puis, soudain, la phrase s’achevait brutalement sur des ini
tiales ou des schémas d’injures et de jurons orduriers : b—g—!
/— ! qui peut-être prédisaient une suite fâcheuse à ce voyage
sentimental, — ou qui exprimaient simplement la colère de
la machine contrainte par l’homme à exprimer des idées qui
ne sont pas les siennes.
Oserais-je dire, à présent, que je ne me suis pas amusé à
Nantes ? Et ce n’est pas seulement à cette linotype parisienne
que j’ai dû quelques moments agréables. Nantes a un fleuve
immense divisé en plusieurs bras par des îles couvertes de maisons
et de rues à l’infini qui ne sont pourtant que les faubourgs de
la ville. On y voit aussi un remarquable passage vitré, un pas
sage à plusieurs étages, théâtral, avec des escaliers de fer dont
les paliers superposés donnent accès à des boutiques aux belles