et les courtes phrases, mais je sais trop de langues
pour en parler parfaitement bien aucune ; et j’écris
n’importe comment. Je crois que je suis trop impa
tient pour jamais rien réussir.
Au fond, Edouard ne me connaît pas plus que je
ne le connais moi-même. Quand il m’a demandé si
j’avais une maîtresse, j’ai failli lui dire que je ne
redoute rien tant qu’une liaison ; mais mieux vaut
ne pas trop se découvrir. J’ai l’horreur de parler de
moi; cela ne vient pas seulement de ce que je ne
m’intéresse pas à moi-même, mais surtout de ce que
je n’avance rien sur moi-même, que le contraire ne
m’apparaisse aussitôt beaucoup plus vrai. Ainsi
j’allais écrire : j’ai le goût de la volupté, mais il faut
bien que je me l’avoue : l’amour m’ennuie. Et je songe
aussitôt que ce qui m’ennuie dans l’amour c’est la
romance, le long difïèrement du plaisir, les petits
soins, les minauderies, les protestations, les ser
ments... Car, amoureux, je le suis sans cesse, et de
tout, et de tous. Ce qui me déplairait, ce serait de ne
l’être plus que de quelqu’un.
Ce besoin que j’ai d’obliger, de rendre service,
d’où jaillit la plus claire source de mon bonheur, et
qui me fait sans cesse préférer autrui à moi-même, n’est
peut-être, après tout, qu'un besoin de m’échapper,
de me perdre, d’intervenir, et de goûter à d’autres
vies.
Assez parler de moi. Sans Edouard je n’en aurais
jamais tant dit,
André GIDE.