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Nous débattions maintenant le sens qu’il convient d’attacher, si minimes
puissent-elles paraître, à de telles trouvailles. Les deux objets, qu’on nous
avait remis non enveloppés, dont nous ignorions l’existence quelques minutes
plus tôt et qui nous imposaient avec eux ce contact sensoriel anormalement
prolongé, nous ramenaient sans cesse à la considération de leur existence
concrète, nous livraient aussi certains prolongements, très inattendus, de
leur vie. C’est ainsi que le masque, perdant peu à peu ce que nous étions
tombés d’accord pour lui assigner comme usage probable — ce doit être un
masque allemand d’escrime au sabre — tendait à se situer dans les recher
ches personnelles de Giacometti, à y prendre une place analogue à celle
qu'occupait précisément alors le visage de la statue dont j’ai parlé. Chose
encore plus troublante, à pénétrer tout le détail de sa structure, il était
M
en quelque sorte compris entre la tête reproduite dans le numéro 5 de
Minotaure, dernière oeuvre qu’il eût achevée et dont il se proposait de
m’offrir un moulage, et ce visage demeuré à l’état d’ébauche. Restait, on
l’a vu, à lever sur celui-ci le dernier voile: l’intervention du masque semblait
avoir pour but d’aider Giacometti à vaincre, à ce sujet, son indécision. Il
est à remarquer que la trouvaille d’objet remplit ici rigoureusement le
même office que le rêve, en ce sens qu’elle libère l’individu de scrupules
affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l’obstacle
qu’il pouvait croire insurmontable est franchi (1). Une certaine contra
diction plastique, reflet sans nul doute d’une contradiction morale profonde,
observable dans les premiers états de la sculpture qui nous occupe, tenait,
en effet, à la manière distincte dont l’artiste avait traité la partie supé
rieure — très largement par plans, pour fuir, je suppose, certaines préci
sions toujours accablantes du souvenir — et la partie inférieure — très
dégagée, puisque sûrement méconnaissable — du personnage. Le masque,
tirant parti de certaines ressemblances formelles qui les premières ont dû
fixer l’attention (telles, pour l’œil, le rapprochement qui ne peut manquer
de s’établir entre le treillis métallique et la roue) impose, dans les limites
du moindre espace, la fusion de ces deux manières. Il me semble impos
sible de sous-estimer son rôle lorsque je me rends compte de la parfaite
unité organique de ce frêle et mystique corps de femme que nous admi
rons aujourd’hui.
Cet -essai de démonstration du rôle catalyseur de la trouvaille n’aurait
à mes yeux rien de péremptoire si ce même jour, mais seulement après
avoir quitté Giacometti, je n’avais pu m’assurer que la cuiller de bois ré
pondait à une nécessité analogue, bien que, comme il s’agit de moi, cette
nécessité me demeure à divers égards plus obscure. Mais le plus curieux
— c’est de là que ma communication tire pour moi toute son importance —
est que ces deux trouvailles que Giacometti et moi nous faisons ensemble
répondent à un désir qui n’est pas un désir quelconque de l’un de nous
mais bien un désir de l’un de nous auquel l’autre d’entre nous, en raison
(1). — Les Vases communicants, Ed. des Cahiers libres.