PIERRE REVERDY
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dont la plupart sont entièrement nues, d’autres plus que légèrement
vêtues. On distingue très nettement leurs formes dans la nuit à cause
de la blancheur irréelle de leur peau, dont l’éclat irritant nous fait
baisser les yeux.
Aussitôt descendues, elles s’enfuient dans toutes les directions, droit
devant ou vers la droite et vers la gauche. Beaucoup se dispersent rapi
dement dans le proche jardin des Tuileries, d’autres, le long des ave
nues, sur les Champs-Elysées où on les aperçoit bientôt glisser mysté
rieusement dans les massifs épais, les fourrés sombres. Enfin elles
entrent toutes dans les jardins publics de la ville endormie.
Franchissant les ponts, un grand nombre marchent sans hésiter vers
le jardin du Luxembourg. Et là, aussi pâles et légères que visages de
songe, on peut les voir courir derrière les arbres et s’accrocher avec une
louable insistance au bras souvent timide des passants.
Puis au matin vagissant quand l’ombre de la nuit s’abat au fond des
rues comme, au fond du verre, la lie d’un vin précieux qui se dépouille;
quand les nettoyeurs vigilants poussent cette ombre épaisse dans les
égouts d’où elle remontera plus tard; quand la limpidité de l’air
permet de voir réellement ce qui se passe, on aperçoit toutes ces femmes
regagner chacune un piédestal et rester immobiles dans la pose où le
premier rayon de soleil les a surprises. Vous pouvez approcher mainte
nant, plus aucun tressaillement de leur peau impassible ne trahira que
ces êtres sont doués de chaleur et de vie.
(A suivre.)
Pierre REVERDY.