LES PATRIES ET L’AVENTURE MODERNE
325
dents, nous donnent une leçon qui, à être bien entendue, dépasse l’exem
ple qu’on y a d’abord vu. En effet, aucun ne s’en est tenu à cet amour
singulier, ou il ne l’a poussé si loin qu’après avoir exercé son cœur sur des
objets concurrents, et nourri son esprit de leur substance différente. C’est
ainsi que Gœthe, Schopenhauer, Nietzsche, Michelet, Renan, Taine, ont
aimé complexement la France et l’Allemagne, que Barres, Maurras et
d’Annunzio se sont épris de plus d’un aspect méditerranéen, que Kipling
a trouvé dans l’immensité de son Empire la possibilité de satisfaire un
génie vorace et de dédier une tendresse ambiguë à l’Angleterre et à l’Inde.
Et l’on a dit que le génie n’a pas de patrie! Non seulement il en
a une, qui est son indispensable attachement au concret, ce concret sur
quoi il se jette voluptueusement, qu’il aime tant qu’il le sublime, et en
tire cette goutte d’essence : l’humain, qui parfume notre petite bulle ; mais
il en a au moins deux, renforçant l’une par l’autre.
Ces alternances, ces croisements spirituels sont irrésistibles. Nous
sentons la poésie de l’aventure terrestre quand nous voyons cette même
nécessité qui rapproche et oppose tour à tour les protagonistes.
Par leurs démarches libres, les grands hommes achèvent dans les
hautes régions les harmonies qui s’élaborent perpétuellement entre les
maîtres-peuples. Nous les imiterons prudemment.
Nous aimons trop le mieux, pour ne pas porter des jugements de
valeur. Il y en a toujours de par le monde quelques-uns qui savent où est
le point sensible, où se porte la faveur des dieux et où pèse la responsa
bilité : chacun son tour. A certains moments le peuple le plus valeureux
ne doit pas réclamer la plus lourde charge. Il y a des moments de replie
ment, non pas de repos.
Aujourd’hui, nous, Français, avons plus à faire avec nous-mêmes