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PAUL MORAND
le différent, profitant de cette solitude profonde pour aimer tous les
hommes, le visiteur ne rencontre pas ce qu’il cherche.
Autour du dôme sont les cafés et les cercles, parés de glaces; ces
raquettes rejettent les images avec une incroyable violence. Comme
c’est l’Italie et le dimanche soir : une musique, dernier vestige de ce
baume appliqué si longtemps et avec tant d’efficacité par l’administration
autrichienne sur tous les prurits d’indépendance; enfin, trouant la nuit,
une horloge lumineuse et des vélums de chrome tendus entre les pre
miers étages. A gauche partent à fond de train deux rues commerçantes
mais déjà dépeuplées, blasées sur l’amère pacotille de ces empo-
riums milanais qui ont, depuis la guerre, envahi le pays. Mais à
droite, où la rue est un plus obscur couloir, plutôt une fente, après
d’humbles débuts, la lumière est plus chaude et plus âgée. Encouragement
suprême, un sourd carillon retentit ; c’est le travail du piano mécanique.
On a raison de ne pas se coucher de bonne heure à Syracuse, où
les coqs chantent sous les lits. Place de la Liberté, la Prison dort, avec
ses sentinelles qui demandent l’heure aux passants, captive elle-même de
ses bornes enchaînées. Les chambres et les boutiques s’ouvrent de plain
pied sur la rue, et l’on assiste à toutes les veilles et à tous les couchers ;
les classes commerçantes attendent la fermeture, la tête dans les bras.
De jeunes demoiselles reviennent de la musique dans des robes de mous
seline tendue, en sac à raisin. Les conscrits passent en se tenant par le
bout de leur baïonnette. Par cette chaleur, ces marrons sur la poêle. Et
les Vierges victorieuses qui luisent au coin des rues, polypes enflammés,
éclatantes tumeurs. Autour des fraîches pissotières, alimentées par l’eau
des monts d’Hybla, il y a autant de monde qu’autour de la fontaine
d’Aréthuse; mais non les tendres papyrus, parasols chevelus.
Le bar est voûté et crépi à la chaux. Qui lutterait contre cette
blancheur avivée par la lampe qui descend d’un fil? Les complets de
toile crayeuse, sur ce fond, cessent d’exister. On ne voit que les cheveux